jeudi 25 septembre 2008

Danielle et Laurent (9)

J'attendais Julian. Il devait se procurer la voiture d'une voisine et venir me chercher pour aller à Figueras. J'avais l'habitude d'attendre. En tant qu'être incomplet, j'avais attendu toute ma vie. Je pouvais rester des heures entières sans bouger. Il me suffisait pour celà de me concentrer sur un événement précis du passé et je pouvais alors broder toute une série de réflexions qui me dérobaient aux impératifs du temps. Cette particularité me venait des heures passées au lycée de Tours, dans la section Beaux Arts où je bossais comme modèle pour me faire de l'argent de poche, au milieu d'une bande de simili-peintres qui, la plupart du temps, organisaient des concours de péteries pour se distraire de la monotonie des heures de cours.

Au départ, Julian fit attention. Il conduisait toujours d'une façon extravagante, regardant partout à la fois et se confondant en injures dès qu'il voyait une femme au volant. Son vocabulaire, alors, devenait ordurier. Nous roulâmes sans encombre jusqu'à la frontière espagnole. En arrivant à Figueras, je reconnus de loin le musée Dali. Les revues spécialisées dans l'Architecture ou les Beaux Arts le mentionnaient régulièrement mais je ne m'attendais pas au choc physique et sentimental que sa découverte me procura. De cet ouvrage émanait un tel foisonnement d'idées et une telle maîtrise dans leur exploitation que j'en fus sidéré. Stuféfaction, dirais-je. Tout en acceptant mes impressions, je n'arrivais pas à les analyser concrétement. Je tournais autour du bâtiment, avalant ma salive, m'imprégnant des détails, dérouté! Je voulais tout ingurgiter, les oeufs, les femmes à poil, les créneaux rouges, sachant pertinement que, peut-être, je ne reverrais plus jamais ce monument de ma vie. Fantasque, comme un gâteau posé au milieu d'une ville sans éclat, sans originalité, que la présence en ses flans de ce cadeau un peu obscène, tout du moins dérangeant. J'interrogeai les statues, les inscriptions, je me berçai de découvrir d'un seul coup toutes les allusions, toutes les illusions prophétiques, sans dictionnaire, sans mon glossaire surréaliste. L'intérieur, plus encore que l'extérieur, recélait des trésors inestimables. Je subissais l'exploit et en même temps je m'inclinais devant cette rationalisation du non-sens. Je ne trouvais dans ces tableaux, ces sculptures, et l'agencement de ces salles, rien à redire, rien à ajouter, rien à rejeter.
Tout se tenait, jusque dans l'irréalité absolue. Le surréalisme pouvait avoir influencé toute une génération, ses retombées, comme l'inconscient, faisaient désormais partie de la vie quotidienne, influençable et personnelle. Je ne vivais pas en surréaliste. Je vivais en être hanté de pensées pernicieuses, fouettées de temps en temps par des retours obsédants de moralité laborieuse. Je vivais en fin de siècle, partagé entre le désir de mordre et celui de tendre la joue. Chacun pensait ce qu'il voulait dans les formules toutes faites, parfois gratuites, des disciples d'André Breton. Rien, ici, ne me parut jeté au hasard. Rien, ici, d'un automatisme dégénéré. Mais un monde complétement à part, où l'onirisme et la folie se trouvaient digérés d'une façon parfaite. Au fur et à mesure que chaque objet, chaque tableau se complétaient dans le déroulement fascinant de leur mission égoïste, je ressentais l'amour, la connivence de ces deux êtres, Dali et Gala, qui fusionnaient dans ce chef d'oeuvre, ce testament. Ils me disaient "Voilà comment nous avons vécu, à la face du monde" avec orgueil et prétention.

Nous déjeunâmes rapidement dans un bar sans intérêt et nous reprîmes la route. Julian se déchaîna. Il voulait tout me faire voir : les vieilles églises, les monastères, les cloitres qui parsemaient la route. Perdus dans la montagne, comment décrire ce silence qui écrasait les pierres que le soleil faisait éclater? Ces ruines sobres qui paraissaient inaccessibles et qui nous dominaient, au fur et à mesure que nous les abordions, nous renvoyant à notre solitude. Dans un village, il me fit voir la maison où sa grand-mère avait vécu, jusqu'à ce que le plafond de sa chambre lui tombât sur la tête. La maison restait debout, éventrée, à côté d'une maison moderne au balcon ajouré. Julian souriait, se moquant de mon incrédulité. Plus loin, le château, reconverti en casino, nous refusa l'écrin privé de son jardin. Nous continuâmes, inlassables, et l'approche du soir ramenant les touristes, Julian retrouva l'automatisme frénétique de sa mysoginie hargneuse. Pas une femme ne fut épargnée. Il me glissait à l'oreille des insanités nauséeuses qui me faisaient sourire. Les femmes demi-nues, surtout, lui procuraient la plus grande jubilation. "Regarde-moi toutes ces connasses, me dit-il à Port Bou, comment osent-elles se déshabiller devant les hommes? Elles font tellement de cinéma pour se faire remarquer que la plupart de leurs maris se retrouvent pédés sans qu'elles s'en rendent compte!". Je bus de la bière fraîche en écoutant ses psalmodies. Cette haine des femmes, sans doute, remontait loin dans son exhubérance, mais je ne me sentais pas le courage de percer à jour les motivations qui l'animaient. La bière, de toute façon, me poussait plus à l'indulgence qu'à la psychanalyse. Julian ne buvait jamais d'alcool et ne fumait pas. Nous rentrâmes sur Perpignan, à toute vitesse.

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