lundi 8 septembre 2008

Danielle et Laurent (3)

Il y a des moments où je n'arrive pas à comprendre ce qui se passe en moi. Alors je me dis, sans doute pour me consoler "Ne t'en fais pas, tu n'es pas fini". J'ai oublié de vivre comme les autres à force de regarder passer les anges. Tout enfant, j'écoutais parler les autres et quand je leur parlais, je me regardais leur parler. Celà n'allait pas sans quelques fous rires intérieurs. Je me disais "Mais qu'est-ce que tu es en train de raconter?" et je regardais ma gueule, face à mon interlocuteur, et je n'avais pas vraiment l'impression qu'il s'agissait de moi. Je voyais une caricature, quelqu'un qui essayait de séduire ou d'être infect mais certainement pas le garçon que j'étais, qui n'avait pas envie de parler. C'est sans doute pour ça que le langage des animaux m'est devenu beaucoup plus familier que celui des hommes. Lorsque Maya est assise sur mes genoux, elle réagit au dixième de seconde près : à chaque baîllement, grognement, mouvement du bras ou de la main que je fais. De même, elle sait exactement le miaulement, le ronronnement, le coup d'oeil qui me fera céder. Je crois bien que personne ne pourra me faire obéir comme me font obéir un chat ou un chien.

Le soir de la fête de la musique, Laurent emmena Danielle chez Régine. La maison, un peu à l'écart de Saint Cyprien, abritait quatre chiens et un poulailler. Ce soir-là, il y avait pas mal de monde : Roland, le père adoptif de Laurent, le Portugais et sa femme, Régine bien sûr et Christiane, l'amie de son fils, une fausse blonde qui, à force de se décolorer les cheveux, ressemblait à une Marilyn de banlieue. Le repas se terminait, fort heureusement. Danielle ne voulait pas rester. Prétextant la fête de la musique, elle supplia Laurent de retourner en ville. Roland et le Portugais partirent. Ils retournaient à Perpignan. Danielle se souvenait de ces interminables journées passées autour d'une table, en famille, à bouffer, boire et discuter, à éplucher tous les sujets possibles de conversation sans jamais aller à l'essentiel. Elle refusait ce genre de facilité illusoire. Régine et Christiane voulurent les accompagner. Danielle se surprit à trouver de l'amusement dans les yeux de Laurent lorsqu'il fixait Régine. Elle trouva cet amusement totalement déplacé. Régine n'avait rien d'amusant. Elle pouvait quelquefois impressionner par sa façon de parler librement, mais sa franchise s'apparentait plus à des coups de gueule qu'à des réflexions mûrement réfléchies. Pour bien montrer qu'elle n'était pas dupe, elle mit un soin particulier à se préparer : cheveux blonds, chemisier rouge, pantalon noir. Danielle se sentit agacée. Pourquoi cette volonté physique de se faire remarquer à tout prix, de crier "Oui, je suis là, je reste et je vous emmerde!" qui remplissait Laurent de curisosité et d'admiration? Christiane portait une de ces petites robes à fausses manches-fausses bretelles qui faisaient fureur cet été. Elle semblait vivre dans le sillage de sa fausse belle-mère avec d'autant plus d'assurance qu'elle se sentait protégée. "Quel drôle de trio! pensait Danielle. Et qu'est-ce que je fais avec eux?". Laurent lui échappait lorsqu'il posait les yeux sur Régine. Elle ne le possédait plus. Elle en souffrait. La soirée fut insupportable. A Saint Cyprien, le port resplendissait de lumières, même si toutes ces lumières ne provenaient que d'enseignes publicitaires. Les reflets de l'eau, la magie des cafés, les terrasses pleines de monde renvoyaient l'image d'une illusion de bonheur, d'un plaisir physique de l'eau et du ciel en accord avec les passants. Le bruit presque palpable des coques de bâteaux doucements fouettées par la mer remplissait l'air. Danielle croyait sans doute que la nuit ne finirait jamais, qu'elle pourrait se fondre en elle sans y perdre son âme comme lorsqu'elle se mettait à boire pour oublier l'oubli.
Mais Régine vint briser le charme en prétextant que la fête ne se déroulait pas là. Elle voulait aller à la Charrette. La Charrette était un bistrot merdique qui se trouvait à l'autre bout de la plage, sur un parking où s'accouplaient les échangistes et les homosexuels. Danielle sentit la haine monter en elle, la haine et le dégoût. Elle savait qu'elle perdrait Laurent si elle se mettait à gueuler mais elle savait qu'elle ne pourrait s'empêcher de gueuler lorsqu'elle se trouverait dans cet endroit merdique. Elle imaginait déjà l'ambiance : dégueulasse! La plage n'est acceptable, la nuit, que pour s'embrasser et s'aimer, amoureux. Mais elle ne peut qu'être hostile aux amants désunis. Danielle regarda Laurent et se demanda si le moment était déjà venu de rompre avec lui. Elle goûta cet avenir comme une orange amère. Dans la voiture qui les emmenait vers la plage, Laurent lui serrait la main mais il fixait Régine dans le rétroviseur, Régine qui amusait la galerie en racontant l'une de ses sordides histoires avec un de ses clients. Qu'est-ce qu'elle trafiquait déjà? Tenancière? Gérante? Assistante? Le bistrot lamentable, avec ses fausses cahutes tahitiennes, croulait sous la désolation. Deux ou trois désoeuvrés, en attente d'un tirage de coup, et les serveurs qui écoutaient sans doute la retransmission d'un match de foot. Une horreur. Mais Régine continuait son cinéma, imperturbable, inaccessible, dans sa sphère de contentement qui la faisait paraître animée, presque vivante. Laurent fixa Danielle et, pour la première fois de la soirée, s'aperçut enfin qu'elle s'ennuyait. Il lui donna un coup de coude : "Qu'est-ce que tu as? Tu fais la gueule?". Christiane écoutait sa belle-mère, les yeux ailleurs, consentante et soumise. "Tu ne vois pas qu'elle te bouffe, cette femme-là!" dit Daneille. "Quoi? Qu'est-ce que tu as? Qu'est-ce que tu as à ronchonner?". Laurent n'était pas content que Danielle l'interpelle de cette façon. Régine s'en aperçut et cria "Eh bien, qu'est-ce que tu as, tu n'es pas bien avec nous, Danielle? Laisse-toi vivre! Laisse-toi aller!". Danielle n'avait pas envie de faire l'amour avec Laurent, sinon elle lui aurait dit "Viens, allons sur la plage" et il aurait peut-être aimé ça. Mais il y a des moments où l'on a plus envie de tuer que de baiser et Danielle avait envie de tuer Régine. Celà lui montait tout le long du corps, depuis les chevilles, et celà lui vrillait les yeux, la faisait loucher et pâlir. Dans la lumière blâfarde de ce café merdique, elle haïssait la vie, l'amour et l'amitié. Laurent faisait la gueule, vexé que Régine ne fasse rire que lui, Christiane se voyait sans doute à Las Vegas, fausse blonde dans un faux film hollywoodien. Et Régine regarda Danielle et lui cria, dans son regard, dans ses gestes et dans son corps "Tu n'es pas de force à lutter. Et même s'il baise avec toi, il me reviendra dès que tu auras franchi le quai de la gare".

Sans doute est-ce ce soir-là que Laurent prononça la phrase fatidique. Il dit, serrant Danielle dans ses bras "Tu sais ce que Régine dit de nous?". Danielle ne répondit pas. Elle s'attendait au pire. Et il a continué, car la phrase se bousculait en lui et l'amusait beaucoup "Elle dit que nous deux, c'est une aventure touristique".

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