dimanche 14 septembre 2008

Danielle et Laurent (5)

Dans le train qui me conduisait de Paris à Perpignan, je laissais défiler les gares. Je dus somnoler jusqu'à Limoges car Limoges ne me rappela pas l'origine de ma naissance. Mais lorsque le train s'arrêta en gare de Brive, je reconnus la salle d'attente où j'avais vécu ma première expérience amoureuse. Rien ne semblait changé! La gare continuait de tenir debout malgré la laideur de ses murs. Trente ans après, elle surgissait, comme une vieille carte postale qui s'anime avec la foule de ses figurants. Elle s'enfoncerait ainsi dans le temps, vieille dans sa grisaille. Je jetai les yeux sur le chef de gare pour voir s'il me reconnaîtrait, moi l'enfant perdu qui s'était donné dans sa salle d'attente. Mais les salles d'aujourd'hui ne sont plus ouvertes la nuit. Et le train repartit. Il reprit sa course à travers mon enfance. Et plus il s'enfonçait vers le Sud, plus je reconnaissais cette terre, cette pierre usée et solide qui faisait des maisons des asiles immortels, ces toits de tuiles qui refusaient de céder au soleil et à la sécheresse. Comment pouvais-je me rappeler tout celà? Comment pouvais-je me convaincre que cette terre était mienne alors que je n'y avais jamais habité? Je la sentais en moi, j'y sentais mes racines, ma façon de me taire des heures entières, de m'enraciner dans le sol avec orgueil et prétention, sans tenir compte des avis des autres, dans cette croyance que rien ni jamais ne viendrait me soulever, et que je retomberais, raide, dans la poussière et dans l'Enfer. Dans les souvenirs pêle-mêle qui remontaient en moi, la présence de Sète, tout au long du chemin, me rappelait mes vacances en famille. Et nous devions traverser ce paysage aride pour nous trouver en mer, pour jouir de cette longue plage qui n'en finissait pas de briller comme un écran qu'irisait le soleil. Cette campagne sauvage, brûlée par son silence que le passage du train n'arrivait pas à troubler, résonnait en moi comme un chemin maintes fois parcouru en été, coupée par la profondeur de ses bois et le jaillissement de ses ruisseaux. Je me sentais à peine âgé, comme un écolier étudiant, cloué sur sa banquette dans une école imaginaire, le nez rivé sur la toile ou le film en noir et blanc d'un passé révolu resurgissait, actualisé par les couleurs. Je n'avais pas 11 ans.

Laurent reprocha très vite à Danielle son manque d'enthousiasme dans l'acte sexuel. Elle ne se démonta pas. Elle lui raconta l'histoire invraisemblable mais totalement crédible d'un amant mort dans un accident de voiture qu'elle n'avait jamais oublié. Elle s'en voulut après. L'amant mort en question se portait comme un charme. Mais elle le voulut mort pour attendrir Laurent. Laurent ne chercha pas plus avant, il s'en foutait. L'histoire tenait debout : amant, amour, voiture, accident, regrets éternels. Il s'était dit "Elle pense à quelqu'un d'autre pendant que je la baise". Maintenant il savait "Le mec est mort, mais toujours vivant dans sa tête". Sans doute baisait-il mieux que lui. "Tu n'as pas tort, Hector" pensa Danielle. L'oeil critique qu'il portait sur elle s'émoussa, sans pour autant briller de connivence. Tous les hommes se croient baiseurs infatigables. Il la trouvait morose, perdue dans ses pensées, sujette à des accès de franchise alarmants. Dans les bras l'un de l'autre ils oubliaient ce qui demain les séparerait : le quotidien, l'irréparable.

La première fois que je rencontrai Julian, ce fut au Havre, il y a bien 5 ans de celà. Me rappellerai-je jamais ce qu'il foutait là? Je me souviens très bien qu'il promenait deux chiens. Il avait ce cheveu noir et ces yeux noirs que l'on voit dans le Sud. Un visage un peu brut et une voix chantante. Il possédait cette astuce des gens qui vous épient sans en avoir l'air. Lorsqu'il parlait, sa voix semblait venir d'ailleurs, d'un monde corrompu, d'un bas-fond trivial peuplé de transexuels, voix et chants, prières et onomatopées. Il parlait calmement, mais sa voix accentuait ses paroles comme le débit d'un chant de castrat d'autrefois, la peur des bons bourgeois avides de morale qui fuyaient les propres transgressions de leur rectitude étriquée. Le corps mince et musclé sans une once de graisse, pas un souffle d'alcool, jamais de nicotine, un paradis perdu, voué aux hommes jusqu'à l'éternité. La présence des deux chiens me fascinait. D'habitude, le mec qui promène son chien, pédé ou pas, parade. Faut que le clebs ressemble au mec, qu'il ait la même longueur de poil. Ici, les chiens frisaient la panique. Le plus petit, un basset, traînait la patte, morbide, essoufflé, clinique, à bout d'âge. Le second, hirsute, noir corbeau, filait la frousse par l'ampleur de ses crocs. Julian, mince et frêle malgré la texture musclée de son corps, ne tenait pas de laisse. Le chien noir me fixa, d'un air totalement inintelligent. Il mâchait un gros morceau de bois dans sa gueule béante que ses dents puissantes détruisaient impitoyablement. Le maître du chien cria "Gérard!" et je grimpai d'un cran dans l'irréalité. Pas besoin de drogue, de poudre pour fantasmer : Julian entrait dans ma vie par la porte de l'originalité. Je lui demandai mon chemin, prétexte fallacieux. Je fus frappé par l'accent de sa voix. Le chien Gérard, pour sa part, venait de terminer de mettre en poudre son bout de bois et commençait à s'intéresser à mon poignet qui se promenait innocemment à hauteur de sa gueule.

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