samedi 6 septembre 2008

Danielle et Laurent (1)

Ce n'est que lorsqu'ils furent assis en face l'un de l'autre, dans ce Tapas de Collioure où ils venaient pour la 2ème fois que Danielle put enfin dire à Laurent ce qu'elle pensait de la semaine qu'ils venaient de passer ensemble. "Celà fait 7 jours que tu m'emmènes régulièrement tous les soirs chez ton amie Régine. Je n'éprouve aucune sympathie pour elle et elle n'éprouve aucune sympathie pour moi". Laurent se mit à rire. Ses yeux noirs, ses cheveux noirs. Encore à l'instant, alors qu'ils s'étaient installés à 19h pour pouvoir traîner librement dans les rues de Collioure après le dîner, il lui avait dit "Si tu veux, lorsque nous serons sortis de table, tu pourras aller boire un verre de vodka chez Régine". Danielle frissonna de froid, de dégoût, de vin blanc. Le serveur catalan aux cheveux longs et soyeux plaisantait avec ses clients habituels. Danielle sentit la colère monter en elle. Elle savait qu'elle ne pourrait pas se contrôler. La colère allait monter et la submerger. Elle regardait Laurent, ses yeux noirs, ses cheveux noirs, et elle savait que dans quelques secondes elle lui dirait ses quatre vérités. Elle ne pourrait pas s'en empêcher. Et lui, il n'aimerait pas ça et il la quitterait. Dans un mois, dans un an, dans quinze jours. "Ma parole, tu vis à la colle avec elle. Pour une fois que nous sommes seuls tous les deux, tu ne peux pas t'empêcher de penser à elle". Danielle se souvint que la première fois où Laurent l'avait emmenée chez Régine, elle n'avait senti aucun courant passer entre elles. Ce fut malvenu et mal compris. "Je vais être obligée de la subir". Elle réclama un verre de vodka pour la contrer. "Si elle n'a pas de vodka, j'aurai trouvé une bonne raison de la haïr". Régine avait de la vodka. Elle servit deux verres de vodka à Danielle. Mais elles n'en devinrent pas amies pour autant.

Laurent la regarda de ses yeux noirs, la tête un peu penchée, dans le brouhaha de la petite salle qui se remplissait rapidement. Le propriétaire avait apposé une pancarte devant la porte de son restaurant "Prière de ne pas faire de bruit après minuit". "Je crois bien, lui dit Laurent, que tu me fais une crise de jalousie, et ce n'est pas pour me déplaire". Il souriait gentiment avec un petit air entendu, en dodelinant de la tête, les épaules un peu rentrées. Jalousie. Danielle rigolait intérieurement tout en maintenant élevé son verre de vin blanc jusqu'au niveau de son regard. Le regard sombre et moqueur de Laurent venait se heurter à la ligne fluide, à la fois trouble et transparente, du verre de vin qui le séparait des yeux verts de Danielle. Des yeux que les effluves de vin blanc, mêlées à une myopie naturelle, rendaient particulièrement attirants.

Je revois très bien la figure de Régine. C'était une figure de lune, à la façon de Meliès, une lune en carton pâte, boursouflée, une lune de pocharde au sourire mince, sans lèvres, aux yeux bouffis, bouffés par la chair trouble d'une graisse malsaine. Comme toutes les fausses blondes elle se décolorait à mort, entraînant dans son sillage la petite amie de son fils qui, pour paraître plus pâle encore, s'habillait de blanc comme les stars d'un Hollywood périmé, les Jean Harlow de l'avant guerre. Que pouvait-elle bien redouter? L'amour des hommes? La séduction d'une femme? Elle semblait vulgaire et cynique mais, sous ses dehors autoritaires, se cachait sans doute quelque blessure secrète que je n'eus, je l'assure, jamais envie d'élucider. De même que je ne me serais jamais permis de lancer à Laurent, d'un air faussement amusé "Est-ce que tu aimes Tennessee Williams?". Il m'aurait regardé d'un air un peu vexé avant de s'éclaircir la gorge pour me rétorquer "Qui c'est celui-là?". J'avais emporté, pour lire dans le train, "Les mémoires d'un nomade" de Paul Bowles. C'était un livre insignifiant. A la longue, tout le monde ressemblait à tout le monde, dans une indifférence générale, et chaque petit coup de pinceau excentrique se révélait d'une incomparable banalité. Pas un instant Bowles ne donnait la clé du problème et se gardait bien de préciser ses sentiments. Il voyageait, un point c'est tout. Mais personne n'était obligé d'embarquer avec lui. Pour ma part, je ne bougeais pas du quai de départ.

(à suivre)

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