mercredi 10 septembre 2008

Danielle et Laurent (4)

La plage ressemblait quelquefois à un long banc de sable où des insectes inconnus se tournaient sans parvenir à retrouver leur équilibre. La plage m'attirait par ses corps presque nus qui faisaient tâche sur le sable. Les corps dans l'eau ont un reflet qui les déstabilise. J'enviais la nature d'avoir doté certains corps de bénéfices expressionnistes. J'avais beau me dire "Tout ne dure qu'un temps et les corps s'avachissent" je ne me lassais pas de ces contemplations abusives qui font rêver l'adolescent. Au-delà du désir, de la sexualité anarchiste, il y avait l'émerveillement, l'extase peut-être d'un présent florissant. Tout au fond de la plage, certains corps nus s'affichaient avec une impudeur exotique. Je rêvais de devenir éphèbe pour me détacher de la ligne de fond, celle qui désoriente l'horizon, mouvance infime du sable et de l'eau. La béatitude infinie de ces hanches, d'homme ou de femme, me fascinait.

La vie est une salope et nous sommes les enfants de ses noces maudites avec le firmament. Homme, femme, quelle importance? Je n'ai jamais su comprendre ce que ces deux mots signifiaient. J'ai toujours été à la recherche d'un être unique qui serait l'achèvement d'une complicité. Nous regarderions l'un et l'autre vers l'éternité, et nos qualités et nos défauts se compléteraient à la façon d'un puzzle qui nous rendrait indispensables jusqu'à l'obscénité. L'obscurité de nos désirs et de nos sexes, de nos aventures passagères, l'incroyable autorité des enfants et la duplicité des adultes, le laxisme des fauves et la vente aux enchères de nos illusions corrompues.

Extrait du journal de Danielle - Dimanche 14 août - Le Havre
Il a plu toute la journée. Je me suis endormie par soubresauts, solitaire. Je portais en moi cette espèce d'inertie qui me rappelait mon enfance, les jours où je ne pouvais pas me lever. Trop de pesanteur dans mon esprit troublé. "Que savez-vous de mon enfance?" répliquai-je, juste au moment où l'autre faisait semblant de ne pas me comprendre. Le monde des adultes me paraissait si loin, si hermétique. Pour certains gosses, c'était un refuge, un château-fort qui les abritait des inconvénients de la vie, pour moi c'était une forteresse dont il ne fallait absolument pas franchir le pont-levis sinon toute liberté serait définitivement compromise : liberté d'action, de pensée, liberté de vivre. "Nous portons tous notre croix dans la vie, à un moment ou à un autre, et quelquefois c'est dès l'enfance que nous avons reçu les stigmates de l'autodestruction". J'avais horreur de pénétrer dans une église. Je riais à la messe lorsque l'on m'y entraînait. Je me rappelle très bien la statue de la Vierge dans la chambre de mes parents. Je la regardais toujours avec crainte et avec suspicion. Je redoutais le moment où elle se mettrait à parler et je me méprisais de la supplier de parler. Mon père, qui était athé, écrasait toujours son mégot sur le dessus de sa tête et je me prenais à trembler, horrifiée. Et si elle se vengeait sur moi? Tous les soirs, avant de me coucher, je lui essuyais soigneusement le dessus de la tête et je lui disais "Pardonne-moi si je t'ai offensée mais c'est mon père qui t'a blessée. C'est un imbécile, il ne sait pas ce qu'il fait. Même si je ne crois pas en Dieu, ce dont je ne sais strictement rien, je ne m'amuserai jamais à t'écraser des mégots sur la tête" et je me signais longuement avec au fond de moi un petit ricanement qui m'énervait. Je n'arrivais pas à me débarrasser de cette joie intérieure qui m'empêchait de me frayer un chemin jusqu'à la Grâce. En fin de compte, j'admirais trop mon père pour m'offusquer vraiment de sa brutalité. J'aurais voulu être aussi forte que lui pour me sentir plus proche de la terre que du ciel. Mais lorsque j'étais malade, lorsque je portais dans ma gorge une de ces angines qui me foutaient en l'air, je me tournais alors systématiquement vers la Vierge et je l'implorais "Je croierai en toi si tu me guéris". Cependant, les moments les plus angoissants, ceux qui ramenaient en moi une foi incroyable, se concrétisaient lors des nombreux orages du mois d'août qui éclataient au-dessus de ma chambre. Plus personne ne pouvait réfréner les illuminations qui me saisissaient, les visions frénétiques qui emplissaient mon cerveau. Je priais, à genoux ou couchée, les mains nouées dans une extase quasi diabolique, comptant les secondes qui séparaient les éclairs des coups de tonnerre et murmurant d'incroyables promesses sur le reniement à tous mes péchés. Mais une fois l'orage éloigné, je n'avais plus du tout envie d'entrer dans les ordres.

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