vendredi 1 août 2008

Les Rescapés (suite)

Deuxième partie (suite) : Suzy
Suzy regarda autour d'elle le long couloir qui l'amenait vers la lumière. Elle n'entendait aucune voix, ni à l'intérieur du couloir, ni au dehors. Elle n'avait pas froid, elle n'avait pas peur. Juste une simple lueur faisait briller son rouge à lèvres et nimbait sa poitrine aux contours gracieux. Elle n'avait pas hâte de retrouver la rue, les places, les lampadaires. Si elle s'était retournée, elle aurait pu voir les lames luisantes de la plage qu'elle venait de quitter, mais elle ne se retourna pas. Le couloir était comme un tunnel. Quelques excréments d'animaux et d'humains sillonnaient le passage. Elle marchait à pas lents. Dans sa tête embrumée, d'étranges souvenirs revenaient la hanter. Des vieux films repassaient inlassablement sur le grand écran du cinéma du canal lorsque les bombardements avaient éclaté. Une grande blonde, près d'un kiosque à journaux, sur une des places de V***, avait éclaté en morceaux comme une poupée en celluloïd. Les barques tournoyaient sur elles-mêmes, jusqu'à l'infini, sous un pont encombré de cadavres. Elle fit le dernier pas pour se retrouver à l'air libre. La plage continuait encore mais la ville était toute proche. Une ville fantôme, entre destruction et reconstruction. "Si vous connaissez un architecte, lui avait dit le tenancier de l'auberge où elle avait échoué, faites-le venir illico. Nous avons besoin de retrouver un semblant d'identité!". "Nous dansons sur un champ de ruines" lui avait dit David, dans le métro désaffecté. Elle réalisait peu à peu qu'elle se trouvait dans une ville inconnue, imprévue, innommable.
"Je connais bien les technocrates, dit David. Je les amuse quelquefois, mais c'est rare. Ils ont tous un sourire crispé, et tu sais quoi : ils ne baisent jamais. Pas de porno, pas de branlette. Ils tirent leur inspiration de l'abstinence. Ils ont des visions. Plus ils maitrisent leurs pulsions et plus leurs visions sont précises, jusqu'à dessiner dans les moindres détails les instruments qui redonneront à ce monde en décomposition une résurrection définitive. "
Suzy marcha sur le sable que la pluie du matin avait humidifié. Elle aimait ces traces étranges que laissaient les oiseaux, comme un langage secret, les hiéroglyphes d'une espèce fragile. Elle ne se souvenait plus de la date de son arrivée dans cette bourgade, et celà ne lui déplaisait pas d'avoir oublié ses repères, elle ne cherchait pas à rassembler les éléments d'un passé qu'elle pensait révolu.
"J'ai un ami technocrate, dit David, tu le verras peut-être ce soir. Il sort quelquefois de chez lui, tu sais! Enfin, quand je dis "chez lui" ce n'est pas vraiment chez lui. C'est le centre d'études, au-dessus de la ville, où ils sont tous rassemblés comme des automates! (Il rit d'un rire bizarre). D'ailleurs je ne sais pas comment il fait pour leur fausser compagnie, ou alors il a un secret, ou alors tous les autres petits génies qui sont parqués avec lui ont tellement les neurones bloqués par leurs performances qu'ils ne songent même pas à sortir de leur trou...".
Suzy préférait ce début de nuit, où l'horizon s'est reposé. Elle n'arrivait pas à comprendre pourquoi sa vie avait été si simple, pour déboucher maintenant sur un tel amas d'incohérence. "Si vous connaissez celui qui tire les ficelles de tout ce merdier, avait dit l'aubergiste, faites-le moi savoir, pour que j'aille lui dire deux mots". Elle pensait vraiment que la vie pouvait être très linéaire, avec seulement les contradictions quotidiennes, mais la brutalité des événements pouvait tout chambouler.
"Tu comprends, lui expliqua David, la reconstruction est primordiale. Tu peux bien, de temps en temps, abattre une tour pour en construire une autre, plus grande, plus haute, toujours plus haute, mais tu te trouves rapidement devant une impasse. Tu sens la frustration, tu n'as fait que refaire une partie de toi-même. Il faut bien que tu avances, que tu marches jusqu'au précipice, quitte à détruire devant toi tout ce qui perturbe ta marche. Tu dois aller jusqu'au bout, non? tu ne crois pas? A condition d'être un survivant, bien entendu!".
Un survivant, dit-elle. Ou un rescapé.
Elle franchit la séparation qui limitait la plage de la rue principale. "Ah! dit David. Te voilà enfin! Je te présente Adam, mon ami technocrate".

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