lundi 14 juillet 2008

Les Rescapés

Première Partie : Joelle
La plupart des gens sur la plage étaient quelconques. Les plages naturistes recyclent les insoumis aux canons des beautés établis. Mais Joelle s'en moquait. Elle n'aimait pas les plages normales. Elle n'arrivait jamais à trouver un maillot de bain qui lui convenait. Et puis au moins, sur une plage naturiste, elle n'avait pas besoin de se mettre en valeur. Pourtant, elle regrettait vraiment que Suzy ne soit pas venue avec elle. Suzy aurait dû venir la rejoindre à l'hôtel de La Plage. Mais elle avait téléphoné, alors même que Joelle défaisait ses valises dans sa chambre d'hôtel, pour lui signaler qu'elle avait rencontré un architecte, et qu'elle était obligée d'annuler son voyage.
Joelle ne connaissait pas d'architecte.
Joelle avait eu une aventure rapide avec un ingénieur en chef de l'entreprise où elle avait travaillé, mais elle aurait préféré que ce soit un architecte, comme celui de "L'Avventura" qui avait profondément obsédé ses pensées lorsqu'elle avait vu le film pour la première fois. Suzy était plus blonde que la plupart des blondes, et ses lèvres étaient plus rouges que le rouge à lèvres de toutes les stars de cinéma. Elle avait du punch et elle savait séduire. Joelle souriait tout le temps, à tout le monde, mais elle ne faisait pas de conquêtes.
Toute la plage naturiste était en émoi. Un homme, avec un sexe d'homme et des seins de femme, suscitait l'attraction, attirant à lui les regards et les commérages. Joelle le reluquait du coin de l'oeil. Elle écoutait les conversations autour d'elle, sans y participer. Les avis étaient partagés, mais presque tout le monde s'accordait à supposer qu'il s'agissait bien d'un homme dont on avait artificiellement développé la poitrine. Ses seins étaient bien proportionnés, bien galbés et bien suspendus. Son corps était imberbe, son visage agréable, et ses parties sexuelles bien équilibrées. Il était accompagné d'un homme, plutôt métis, que les autres appelaient "son impresario", car les gens supposaient qu'il s'agissait d'un artiste qui devait donner des représentations dans les cabarets de la capitale et de la province.
Joelle avait failli éclater en sanglots lorsqu'elle avait appris que Suzy ne viendrait pas. Elle se faisait beaucoup d'illusions sur les personnes qu'elle cotoyait. Elle reprit un verre de vin rouge à la terrasse du café. La plage, doucement, somnolait. Les derniers naturistes s'éclipsaient, traînant tout leur matériel avec eux. L'homme aux seins de femme s'était envolé dans la nature, et Joelle ne voulait plus entendre parler de lui. Dans sa myopie, accentuée par l'effet du vin, elle surveillait bizarrement les étranges sourires que lui adressait un gitan, au bout du bar, encadré par la porte-fenêtre restée grande ouverte. Il lui semblait que son corps était plus petit que la normale, mais lorsqu'il se leva pour aller lui parler, elle le trouva d'un physique agréable : petit, certes, mais la peau tannée et les cheveux mi-longs. Et lorsqu'il lui proposa de lui payer un autre verre de vin, elle faillit de nouveau éclater en sanglots : pourquoi Suzy n'était pas là? Elle au moins aurait su quoi répondre : un sourire de sa jolie bouche trop rouge, et le gitan se serait assis en face d'elle, complétement séduit.
Joelle refusa. Son sourire était mièvre. Elle ne se sentait pas capable d'assurer ce genre de rencontre. L'homme lui parlait gentiment, elle le crut baraqué, du fait de ses épaules, mais certainement parce qu'il se penchait légèrement vers elle. Elle voulut payer mais il l'en empêcha et, debout, elle se sentit soudain très raide. La nuit tombait brusquement, comme dans un décor de théâtre où les ampoules s'allument comme par magie, laissant la mer au loin comme une mare de boue. Elle sursauta, il dit "Vous avez froid?". Ses mèches de cheveux glissaient dans la lumière et il avait un beau visage. Elle s'attendait à voir éclater le brouhaha d'une fête foraine alors qu'ils marchaient côte à côte dans une rue presque déserte. Il ne la toucha pas. Elle n'arrivait pas à penser d'une façon sereine, et ce n'était pas à cause des deux verres de vin. Et soudain, alors qu'ils s'approchaient d'une source de lumière suspendue au-dessus d'un seuil de porte, et qu'elle allait enfin pouvoir le regarder de près, trois jeunes perturbés sortirent d'une ruelle. Elle resta bouche bée, saisie d'une panique atroce. Les trois voyous voulurent lui arracher son sac et le gitan s'interposa, recevant un grand coup de poing au visage. En voyant sa bouche éclater et le sang se mettre à couler, Joelle sentit sa gorge se nouer. Serrant son sac, elle s'enfuit brusquement. Elle courut à travers les rues, mal pavées, mal éclairées. Elle courut sans se retourner, sans s'arrêter. Elle n'entendait que ses pas qui martelaient le sol, et elle ne voyait que ce visage en sang, comme un masque tragique de comédie ratée. Au bout des rues innombrables, elle vit un autre café éclairé. Elle fit un effort trerrible pour tout remettre en ordre, dans son corps et dans son esprit, pour ne pas s'y précipiter. Elle y entra, contrôlant son énervement, et marcha vers un couple qui était assis près d'un néon tremblant. Elle prit place juste derrière eux et enfouit ses mains sous la table. Elle vit bien que des hommes, au bar, l'avaient regardé pénétrer, mais elle ne voulut pas leur prêter attention. Heureusement, le garçon ne venait pas prendre sa commande. Elle crut pouvoir se maîtriser mais le couple, devant elle, n'arrêtait pas de se disputer. C'était insupportable. Elle s'attendait, d'un moment à l'autre, à voir surgir les trois loubards. Elle ne savait même pas ce qu'elle allait commander : une bière, un café? Quelle bêtise! Le néon continuait de clignoter, comme un oeil malicieux qui se moquerait de son désarroi. Soudain, le mec se leva et sortit du café, laissant sa compagne en sanglots. Joelle aurait voulu l'aider, mais elle était paralysée. Suzy se serait levée et aurait été la rejoindre pour la consoler. Mais pas Joelle. Elle avait repris possession de ses mains et elle les triturait, sur la table, en attendant la venue du garçon.
Joelle ne pensait pas à la violence ordinaire, celle de la rue. Elle voulait seulement que la guerre éclata. Elle ne voulait pas aller soigner les enfants mutilés ou les soldats écrasés sous les bombes. Elle voulait être l'une des rescapées d'une guerre nucléaire. Elle avait vaguement entendu parler des menaces qui pesaient sur le monde, et de l'affrontement irrémédiable qui opposait des nations antagonistes, mais elle se sentait instinctivement protégée.

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