mercredi 23 juillet 2008

Les Rescapés (suite)

Fin de la Première Partie : Joelle et Suzy.
Joelle étira ses jambes. La place était immense. L'orchestre jouait des valses. La chaleur n'était pas encore installée mais les rideaux étaient tirés devant les vitrines les plus exposées. Il y avait une espèce d'insouciance vaguement passive dans l'attitude des gens qui déambulaient sur les dalles encombrées de pigeons. Ils entraient et sortaient de la basilique, se dirigeaient vers la mer et puis ils revenaient, s'asseyaient aux nombreuses tables de cafés, se levaient et se dispersaient dans les ruelles mal éclairées.
Joelle suivait leur va-et-vient avec indifférence, elle était délivrée de Rémy et elle pouvait penser à Georges, sans avoir besoin de se justifier. Le savoir loin d'elle, dans un pays étranger où se déroulaient des "combats" lui plaisait. Elle le croyait impuissant, et cette idée, qui s'imposait de plus en plus à elle, accentuait la force de ses sentiments, de cette aura romanesque qui lui permettait de se débarrasser du sexe dont elle n'avait jamais reconnu l'imposition.
Tout près d'elle se trouvaient Marc et Suzy, qui sirotaient des boissons différentes. Marc avait 56 ans, elle venait de l'apprendre. C'était donc l'architecte dont Suzy lui avait parlé. Oui, elle lui trouvait de l'élégance. Il savait s'habiller, se coiffer, et ils formaient un couple acceptable, mais elle ne voulait pas s'intégrer, elle voulait garder ses distances et ne pas encourager leur intimité pour conserver l'orientation de ses pensées, la pleine intensité de sa romance avec le seul homme qui lui paraissait convenable
L'embarcation s'arrêta juste à leurs pieds. "Vous êtes une femme remarquable" lui dit Marc en l'aidant à monter. "Suzy est bien plus belle que moi" répliqua-t-elle. Elle portait une robe noire, aux minces bretelles, et très décolletée. Suzy avait de beaux cheveux blonds, des seins attirants, et une bouche très rouge. Elle s'était soigneusement maquillée ce matin, dans sa chambre d'hôtel, en vue d'une promenade d'agrément dans les îles. "Vous êtes mes deux divinités" dit Marc en les fixant, assises l'une près de l'autre en face de lui, alors que le bâteau s'ébrouait. Joelle laissa son regard dériver sur les vagues, tandis que la ville commençait à s'éloigner, mirage de palais et d'églises que le soleil faisait miroiter comme autant de mosaiques morcelées. A travers la transparence hallucinante de l'eau verte, elle voyait des profondeurs troublantes qui la confortaient dans son état d'esprit, exalté et morbide.
Au dîner, dans un restaurant sur la place de l'Hôpital, Marc leur expliqua longuement le point de vue de l'architecte concernant les désordres répétés qui menaçaient l'équilibre de l'univers. Joelle trouva celà ennuyeux et factice, alors que Suzy s'exaltait de nouveau, comme lorsqu'il s'était présenté dans le magasin, la première fois qu'elle l'avait vu, avec cet air raffiné et cynique qu'elle avait fortement apprécié. Peut-être était-ce à cause de cette robe blanche qu'elle portait, et qui se détachait dans la nuit, sur cette place vide où seuls deux restaurants restaient ouverts, remplis d'étrangers qui contrastaient bruyamment avec la façade rigide de l'Hôpital et la sinuosité des petits canaux aux reflets glauques. Mais Joelle ne pouvait pas être impartiale vis-à-vis de Marc. Elle avait rêvé cette nuit que sa mère revenait la hanter. La vieille femme, avec ses cheveux noirs tirés en arrière, et sa blouse tendue sur sa jupe plissée, la houspillait dans son sommeil "Tu es sale, tu es désordonnée. Tu ne seras jamais une bonne mère!". Elle frissonna et se replia sur elle-même. Elle n'aurait pas dû garder sa robe noire, elle aurait dû se changer pour dîner. Elle avait froid, elle était mal à l'aise. Suzy était superbe avec sa blondeur et sa robe blanche, et même Marc, dans son insignifiance naturelle, paraissait beau avec son costume et ses bijoux discrets qui luisaient doucement dans la nuit. Elle grimaça "Jamais je ne serai heureuse" et vit Georges, au fond du canal, qui lui sourait, le corps troué mais le regard aimant.
Le couloir de l'hôtel était tapissé de grandes glaces et Suzy crut un instant que Marc avait fait exprès de le choisir ainsi. "Tu es un obsédé" lui dit-elle. Il eut un mince sourire "On traîne toujours ses bagages avec soi" fit-il d'un air énigmatique. Il l'enlaça, elle se cabra contre lui, la tête en arrière. "Je vais dire bonsoir à Joelle, dit-il, et je reviens". Elle avait ouvert la bouche. Elle se détendit lentement tandis qu'il la détachait de son corps. Ils étaient seuls dans le couloir, avec les glaces et la lumière tamisée. Marc recula et la fixa "Tu es très belle" dit-il. Il lui fit un petit signe de la main et s'éloigna.
Joelle était restée en bas, dans la nuit, devant l'hôtel. Elle n'avait plus froid, maintenant. Elle s'apercevait combien les rues étaient vides, toutes les rues, qui se croisaient et s'emmêlaient, ne laissant s'échapper que les quelques étrangers encore perdus, qui recherchaient leur hôtel et qui reprenaient la même errance en espérant enfin pouvoir se repérer. Elle n'entendit pas Marc arriver derrière elle mais elle ne sursauta pas quand il lui prit le bras. "Qu'avez-vous pensé de cette première nuit à V***?" lui souffla-t-il à l'oreille. Elle sentit son parfum et elle ne répondit pas. Ils montèrent l'escalier et, dans le couloir de nouveau désert, il l'arrêta devant sa porte. Le lourd tapis étouffait tous les bruits. "Tout à l'heure, dit-il, dans le bâteau, j'ai un peu menti : vous êtes ma seule déesse". Elle lui fit le sourire qu'elle faisait à tout le monde, au simple passant comme au général bardé de médailles "Vous êtes notre ange gardien" dit-elle, et elle le repoussa doucement au moment où il allait l'embrasser sur la bouche. "A demain matin" dit-elle en entrant dans sa chambre. Il hésita, mais ce n'est que la porte fermée qu'il émit un "Bonne nuit" quelque peu dépité.
Joelle se regarda dans la glace. Une de ses mèches était défaite. La fenêtre de sa chambre était restée ouverte sur la nuit. Elle ne voulait pas se coucher. Elle appréhendait le retour de sa mère, dans ces cycles cauchemardesques qui n'en finissaient pas de se nourrir d'eux-mêmes. Mais comment ressortir maintenant sans être ridicule? Sur la place, en dessous, d'autres étrangers s'étaient réunis et finissaient par rire de cette ville étrange qui les rejetait de ruelles en ruelles, de canaux en canaux. Elle se rassura. Elle remit sa mèche en place et descendit.
Lorsque Marc entra dans la chambre, il vit que toutes les lumières étaient éteintes. Il voulut allumer mais Suzy, d'une voix très douce, lui demanda de n'en rien faire. Les deux fenêtres étaient ouvertes. Celle du balcon donnait sur les bâteaux endormis qui clapotaient au rythme de l'eau trouble. Marc se dénuda et s'avança vers le lit. Il vit le reflet de son corps dans la glace monumentale et il se dit que c'était mieux ainsi, sans la lumière surannée des lustres fabriqués dans l'île toute proche. Il entrevit Suzy, étendue sur le lit. Dans cette étrangeté soudaine, la glace du plafond se mit à refléter les vagues du canal sur le corps de sa maîtresse, et il la prit pour une sirène. Il eut un rire étouffé et se mit à bander en montant sur le lit, pour s'allonger près d'elle.
Joelle ne s'éloigna pas de l'hôtel. Elle ne pouvait pas partager la joie des étrangers, elle était seule. Elle s'arrêta sur le petit pont et se pencha légèrement. Dans cette opacité elle voulait croire encore à son utilité. Elle voulait croire que Georges lui reviendrait, même amputé, même défiguré. Et puis elle se réconcilierait avec sa propre fille. N'était-elle pas grand-mère? N'avait-elle pas un petit-fils qui devait avoir 15 ans, maintenant, et qui était beau comme le soleil? N'y avait-il donc pas d'espoir dans cette vie de merde? Elle fut heureuse que personne ne la vit, ici, accoudée à ce pont, avec les larmes qui lui baignaient les joues. Elle ne supporterait plus que sa mère vienne l'insulter dans son sommeil, elle reprendrait sa vie en mains et elle se ferait un restant d'avenir rempli de joies humaines.

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