jeudi 17 juillet 2008

Les Rescapés (suite)

Première Partie (suite) : Joelle
Joelle ne pouvait pas rester à l'hôtel de La Plage. Elle sortit son carnet d'adresses et chercha une personne à appeler pour se trouver une excuse de partir de cette ville qui ne lui plaisait pas : sa soeur était malade, ses parents étaient morts, son dernier amant s'était remarié, ses anciennes copines de travail ne pensaient plus à elle depuis longtemps... Elle se souvint tout d'un coup que Rémy faisait construire dans la région. Elle chercha longuement. Elle confondait souvent les noms, elle ne retenait que certaines familiarités avec des consonnances entendues autrefois dans les chansons qui avaient marquées son enfance. Par exemple, elle avait toujours cru à la phrase "Et dans ce décor, Banane a pleuré" alors qu'il s'agissait de "Et dans ce décor banal à pleurer". De fait, elle ne s'était jamais demandé pour quelle raison Banane s'était mis à pleurer dans un décor pareil, parce que, tout le temps, autour d'elle, les autres gamins disaient souvent "Va donc, hé Banane!". La confusion restait acceptable, de même que la ville où Rémy avait fait construire pouvait très bien s'appeler Marsan-Marseillan ou encore Marsupiaux. Tout espoir restait permis, dans la mesure du raisonnable...
Elle téléphona à Rémy, qui se fit une joie de la savoir dans les parages. Il viendrait la chercher dans la soirée, ayant, dit-il "un colis à récupérer à la gare". Comme pour les associations de mots, elle s'imagina ne pas avoir compris le sens de la phrase, mais elle prit le parti de ne rien envisager avant de se trouver en face de l'intéressé.
Rémy lui avait couru après pendant un certain temps, mais elle ne lui avait jamais cédé. Elle se méfiait de sa façon de vivre. Il travaillait dans une Industrie de Pointe, mais d'une façon extrémement libre. Il ne se levait jamais avant 10h, et traînait tard le soir, entre repas fins et fausse bombance. Assez laid, plutôt gros, il pouvait être généreux avec la personne qui l'adoptait, ou très pingre avec des êtres qui le méprisaient au départ, avant de lui demander de l'aide par la suite. Elle l'avait rencontré un soir de concert, dans une abbaye campagnarde. Elle était alors amoureuse d'un violoniste rencontré dans un bar musical où elle s'était laissée entraîner par son amie Georgette, exubérante femme "du monde" qui n' avait pas encore eu le temps d'en faire le tour. Le violoniste aux cheveux longs, à l'air bohème, lui était apparu comme un dieu, un messie bien vivant venu pour la séduire sous l'impulsion de son archet. Dès qu'il porta les yeux sur elle, elle lui sourit. Conquis, sans doute, ou attendri, par communication mélodieuse, il lui donna rendez-vous au concert de l'abbaye campagnarde. Joelle serra sur son coeur le petit carton d'invitation, et sourit à la ronde, refusant de finir la soirée avec Georgette pour garder dans ses yeux le souvenir flamboyant du bohème aux cheveux longs et au violon souverain.
Elle alla au concert, métamorphosée en déesse. Quand elle le retrouva, en coulisses, elle le trouva accaparé par d'insurmontables problèmes. Il regardait sans voir, assis sur une caisse en bois, son violon inutile, le visage défait. Elle ne comprit pas qu'il ne pouvait plus quitter sa musique et qu'elle l'importunait. Elle recula jusqu'à s'en trouver mal, affreusement gênée, mortifiée à l'idée qu'il n'arrivait pas à la considérer comme décidée à entrer dans son monde. Elle alla jusqu'au bar, étourdie, monstrueusement belle sous son maquillage et ses habits de Belle au Bois dormant. Toutes ces conversations autour d'elle bourdonnaient comme un mauvais concert, une farce d'improvisation sur de méchants violons, sérénades à deux sous dont elle se sentait étrangère. Elle tituba. Un homme admiratif la soutint et la présenta à sa mère. La vieille femme souriait, et ses bijoux luisaient dans la lumière blafarde de la salle de concert. Joelle vit un homme bouffi, attentionné, et une femme ridée qui la considérait avec une aménité sincère. Elle accepta le verre que Rémy lui offrit, mais refusa leur aide lorsqu'ils voulurent la raccompagner. Au moment de monter dans sa voiture, Rémy lui remit une carte qu'elle enfouit rapidement tout au fond de son sac bordé de perles. La nuit les entourait, avec ses vagues lumières signalant quelques villes lointaines.
Peu de temps après, la mère de Rémy décéda, et Rémy hérita.

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