lundi 21 juillet 2008

Les Rescapés (suite)

Première Partie (suite) : Joelle
Le colis, dont Rémy lui avait parlé au téléphone et qu'il devait aller chercher à la gare, était un homme. Un bel homme, ma foi, et qui se prénommait Georges. Grand et fort, les cheveux bruns, et bien habillé. Exactement comme elle les aimait.
En arrivant à M*** elle découvrit une ville quelconque dont les balcons n'étaient même pas fleuris. La villa de Rémy n'était pas en construction, mais en réparation. Une fois de plus, Joelle n'avait pas fait attention aux mots eux-mêmes, mais elle avait seulement survolé les phrases.
Juste au moment où une chanteuse surestimée se lamentait sur le sort d'une ville de l'ancien Orient, Georges s'empara de la vie de Joelle.
La maison, dans la banlieue de M***, surplombait légèrement le bourg, que des inondations récentes avaient détérioré, et se présentait comme une suite de petites pièces, petits couloirs, petits placards, petites chambres, en état de rénovation. Seul le jardin, très bien planté, intéressait Georges qui avait la manie de ponctuer toutes ses phrases d'un sempiternel "Tu vois ce que je veux dire".
Plus ou moins reporter, plus ou moins journaliste, il prétendait avoir connu des personnalités dont la fréquentation se limitait à l'intimité d'une entrevue programmée par le journal qui l'employait. Joelle l'écoutait parler sans mot dire, un peu admirative, un peu interloquée, car il buvait et fumait presque autant qu'il parlait. Sous ses airs démonstratifs et son élocution communicative pointait quelquefois, au hasard d'un bref silence, une écrasante solitude. Alors ne restait plus dans la pièce qu'une abominable odeur de tabac froid.
La soirée fut magnifique. A partir du jardin enrichi de lumières colorées, la vue s'étendait jusqu'aux montagnes avoisinantes, toujours couvertes de brume ou de nuages épais. Joelle sirotait son île flottante en écoutant la voix bien tempérée de Georges qui planait dans la nuit comme un chant bienheureux des Mille et une Nuits, annonçant les prévisions de tous les prophètes du monde, leurs révélations et leur complicité dans l'anéantissement de ce monde incertain. Elle se laissait bercer, voyant dans les cheveux épais de cet homme un signe de bonne santé que l'excès de tabac ne pouvait affecter. Et dans la pénombre qui les submergeait, sa peau paraissait s'assombrir davantage, comme un sultan qui lui aurait ouvert la voie d'un au-delà inhabituel.
Rémy les observait, tout au fond du salon. Leur silhouette se découpait dans l'ouverture de la porte-fenêtre. Il rangeait machinalement les derniers achats de vaisselle qu'il avait acquis le matin même au marché du village. Il paraissait bouffi, à la lumière vague de la nuit peu éclairée. Il voyait, dans l'île flottante que sirotait Joelle, comme une petite lampe allumée, faible espoir d'un amour qui ne lui était peut-être pas interdit. Soudain, Georges se leva et traversa le salon pour aller aux toilettes. Son visage rayonnait. Il fit un grand geste amical vers Rémy et s'écria avec emphase : "Musique, Maestro!". Le visage de Rémy se crispa. Il alluma le vieil électrophone et sortit un vieux 33 tours, dont il avait ramené toute une collection de l'ancien appartement de sa mère.
L'orchestre de chambre attaqua le morceau avec une vraie joie de vivre. Joelle écouta vaguement en laissant ses lèvres goûter aux derniers excès de son île flottante. Et puis, lentement, dans la nuit et dans la solitude, le violon éleva sa voix languissante. Elle sentit son corps se tendre et se raidir. Elle voulut tourner la tête vers le salon mais son corps ne lui obéit pas. Elle ne pouvait pas se tromper : elle avait entendu ce morceau de musique le soir-même où elle s'était rendue au concert de cette abbaye campagnarde....Il ne pouvait pas s'agir d'un effet du hasard. Elle revoyait les cheveux longs du violoniste, son air complétement intégré aux émotions de son archet. Elle reposa lentement son verre vide sur la table du jardin. Elle voulait s'en aller.
Georges réapparut. Il s'assit vivement. Avant même d'allumer une autre cigarette il lui saisit la main "Tu as froid?" dit-il. Elle dit, sans relever la tête "Je suis très fatiguée". "Je comprends, dit-il. Je vais te conduire à ta chambre". Ils se levèrent. En passant dans le salon elle vit Rémy, comme une statue. Ses cheveux blancs, son embompoint, tout lui parut insensé, mais lorsqu'elle s'approcha de lui il posa doucement sa main sur son épaule "Bonne nuit, ma chérie" dit-il. Georges la précéda dans un escalier provisoire et s'arrêta devant une porte. "Voilà ta chambre" dit-il. Il la serra contre lui "Je repars demain, ajouta-t-il. Je dois aller sur le front des combats. Des combats, tu comprends?". Non, elle ne comprenait pas. "Tu vois ce que je veux dire?" insista-t-il. Elle hocha la tête sans rien dire. Il l'embrassa brusquement, collant sa bouche sur la sienne. Il était grand, il était fort. Mais il ne bandait pas.
Joelle repoussa sa tasse vide. Elle avait besoin de parler. Le soleil inondait la terrasse au-dessus du jardin. La maison derrière elle semblait plus grande, maintenant que le jour l'éclairait, mais les pièces conservaient leur aspect négligé. "Pourquoi as-tu mis cette musique, hier soir?" dit-elle à Rémy. Il se figea. Un instant, elle lut sur son visage toutes sortes d'émotions. "J'ai pensé que ça te ferait plaisir : souviens-toi, c'était le soir de notre première rencontre..." - "Je sais, coupa-t-elle. Je m'en rappelle très bien". Elle s'était réveillée en sursaut cette nuit : le gitan et le violoniste s'étaient confondus dans son rêve. Mêmes cheveux mi-longs, même teint basané. Mais le gitan jouait du violon avec la bouche ensanglantée. Les sanglots l'avaient étouffée. Sans doute Rémy l'avait entendue, dans la pièce à côté, mais il n'était pas venu la consoler. Il aurait pu la prendre dans ses bras, elle se serait laissé aller.
Ils s'étaient revus plusieurs fois, après le concert. La mère de Rémy avait même voulu les accoupler. Elle trouvait Joelle distinguée, féminine, et elle ne pouvait pas lui reprocher d'être trop maquillée, se servant elle-même de tous les artifices pour se conserver un semblant de beauté. Concernant les prétendants, Joelle ne choisissait que suivant des critères bien définis : celui-ci était mal rasé, celui-là n'avait pas de cheveux et cet autre ne savait pas s'habiller. Après la mort de sa mère, Rémy avait hérité d'un bon capital, et puis il avait réussi à vendre chèrement l'appartement qu'elle occupait au bord de la mer.
"Je ne comprends pas, dit-elle vivement, pourquoi tu as décidé d'acheter cette baraque, dans un coin aussi pourri!". Il eut un petit rire. "Je n'ai jamais pensé à mon avenir, répliqua-t-il. Je n'ai commencé à travailler qu'à 40 ans, après la mort de mon père. Et chaque année, après le 1er janvier, ma mère m'apostrophait : J'espère que cette année, tu vas enfin faire quelque chose de ta vie!" et il ajouta "Avec cette baraque j'en ai pour deux ans de travaux. Et quand ce sera fini, je la revendrai pour acheter une autre merde. J'ai toujours vécu dans le luxe, dans des meubles d'époque qui plaisaient à ma mère mais qui me faisaient chier. J'ai toujours admiré mes copains qui vivaient dans des deux-pièces cradingues. Mon père détestait le désordre!".
Et de nouveau Joelle voulut partir. Elle ne se sentait plus à l'aise nulle part. Sa soeur allait bientôt mourir d'un cancer, elle n'avait plus aucune nouvelle de sa fille depuis que celle-ci avait accouché d'un garçon, et elle avait vécu une idylle terrible avec l'ingénieur en chef de l'entreprise où elle avait travaillé. Tout nouvel incident potentiel lui paraissait insurmontable.
Son téléphone sonna, elle le prit d'une main agitée. "Je ne sais pas ce qui se passe, dit Suzy, mais tout ce que nous entendons autour de nous nous fait croire à de nouveaux désastres. Marc et moi nous partons pour V***. Viens avec nous. Marc dit que c'est le seul endroit où nous pourrons encore jouir de la beauté et de la liberté". Rapidement, d'une voix enfiévrée, Suzy lui donna ses coordonnées "Tu trouveras facilement, lui dit-elle avec une sorte de rage contenue, c'est une maison merdique, dans un bled merdique. Venez vite, je vous attends". Rémy la regarda, les bras ballants. Il avait vraiment l'air consterné. Et puis il soupira "Tu as peut-être raison. Je connais bien V***, c'est une ville qui semble indestructible!" mais Joelle, dans son exaltation, vit une ville en ruines, aux palais éclatés et, sortant des décombres, un Georges échappé de l'Enfer, qui la saisissait dans ses bras, grand et beau, blessé et impuissant.

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