mardi 21 avril 2009

les satisfactions intérieures (6)

La visite du père.

Grand-mère releva la tête, brusquement elle saisit le bras de Suzanne.
- Qui est-ce? dit-elle.
- Mon Dieu, ajouta-t-elle, faites que ce ne soit pas quelque chose de nouveau.
Sa voix tremblait, le silence était dans la pièce et Suzanne sentait sa main fermée sur son bras et sa gorge sèche, ses yeux étaient fixés sur la porte et son dos était courbé, comme une lame flexible et glacée.
La main dure aux doigts ridés de Grand-mère s'accrochait à son bras et des mèches glissaient de sa broche pour tomber sur ses épaules, ses yeux noirs étaient au-delà de son visage, le carillon s'était tu depuis longtemps, mais Suzanne semblait presque le voir, rond et figé, comme une langue de serpent verte sortant de l'orifice à chaque coup de gong, et pourtant il n'y avait pas de carillon dans cette maison, ils avaient tous été brisés, comme les poupées. Mais en bas la porte du magasin s'était ouverte et la sonnerie avait retenti, elle sentit la main de Grand-mère trembler sur son bras, elle se retourna vers elle :
- Qui celà peut-il être?
Elles se fixèrent.
- Je vous en prie, dit Grand-mère, n'y allez pas, envoyez Erly.
- Il dort. Pourquoi voulez-vous l'envoyer?
Elle parlait avec douceur alors qu'en bas des pas résonnaient faiblement, et comme un bruit métallique frôlant les murs.
- C'est ainsi que vous êtes arrivés, dit Grand-mère d'une voix tremblante. Souvenez-vous, il y a déjà tout juste un an, la même sonnerie et puis le silence après.
Elle lâcha son bras et se laissa aller contre l'oreiller, les paupières soudain mortes, le visage extrémement pâle et les lèvres serrées.
- Je ne devrais pas avoir peur, dit-elle, je devrais être contente de mourir mais je ne suis pas prête. C'est comme si j'entrais dans une zone d'ombre qui m'absorberait lentement. Longtemps j'ai vécu dans le silence et maintenant ce silence me fait mal et me tue.
- Je vais aller voir, dit Suzanne en se levant.
- Non, non! Il va venir tout seul, ne bougez pas.
Elles entendirent les pas gravir l'escalier et elles tournèrent leur visage vers la porte ouverte où l'ombre était épaisse. Leur corps était immobile mais semblait se déplacer, comme les points gris de l'obscurité, mais peut-être était-ce la fatigue nerveuse, la tension, ou la lampe sur elles dont la lumière fixe épuisait l'éclat de leurs yeux. Les pas montaient toujours et le bruit métallique frôlait la rampe en fer forgé de l'escalier.
L'homme apparut et s'avança. Il tenait une valise métallique à la main. Son visage était gris comme la cendre et parsemé de plaques rouges, la sueur était sur son front et gonflait ses sourcils, ses yeux noirs étaient embués, ses mains étaient moites et rouges. Il s'avança vers elles, il les fixait de ses yeux légèrement étonnés. Il s'arrêta et posa sa valise sur le sol. Il fouilla dans sa poche et sortit un mouchoir. Rapidement, il s'épongea le visage.
- Madame, dit-il, vous souvenez-vous de moi?
Il se pencha vers elle. Elle le fixa, appuyée contre l'oreiller, les sourcils froncés, fouillant dans sa mémoire pour faire réapparaître un nom sur ce visage couvert de plaques rouges et d'une sueur qui réapparaissait à la surface de la peau et lentement coulait sur le front vers les sourcils, ces yeux noirs comme les siens et cette bouche ouverte, aux lèvres épaisses et auréolées d'une moustache esquissée, amas de points noirs où la sueur perlait, ce corps puissant, courbé vers elle, presque sorti de l'obscurité et du silence maintenant que les bruits éveillés quelques minutes plus tôt s'étaient éteints, carillon et sonnerie, peut-être à jamais oubliés.
- Je ne vois pas, dit Grand-mère. Je ne sais pas qui vous êtes.
Il se redressa et la sueur coula sur ses joues.
- Voyons, dit-il, nous nous sommes pourtant rencontrés quelque jours. J'ai épousé votre fille.
Il s'était complétement redressé.
- Je suis le père, dit-il, de cette jeune fille qui se tient près de vous.
- Mon père! gémit Suzanne. Se peut-il que mon père soit comme ça?

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