samedi 11 avril 2009

les satisfactions intérieures (1)

La ville inconnue.
Suzanne.
Sans doute faudra-t-il parler un jour de ces rêves qui habitent les gens comme les événements malsains d'une présence étrangère. Une nuit, Suzanne se réveilla d'un seul coup, le coeur battant, dressée sur son lit tandis que résonnait le bruit monotone d'une horloge dans le silence minutieux. Elle eut vite fait d'ouvrir sa fenêtre et la lune l'éclaira aussitôt, elle devait être très pâle, et les bruits étaient morts. Dans sa chambre, Erly n'était plus là, elle descendit dans le jardin, mais tout autour d'elle le silence l'impressionna. Elle resta immobile.
Alors qu'elle avait besoin de lui, Erly était tombé amoureux de Françoise. Un soir comme les autres, ils reçurent un mot de Grand-mère. Elle les priait de venir la rejoindre. Suzanne ne voulait pas y aller, mais Erly tendrement prit soin de son manque de soins à son égard pour l'inviter à de vraies vacances en sa seule compagnie. A vrai dire, elle ne connaissait pas Grand-mère, elle ne l'avait jamais vue. On la disait dure, repliée sur elle-même dans une ville étrangère, vivant dans un climat difficile. Suzanne détestait la facilité, mais en ces heures troublées où son exaltation subissait de graves échecs, elle avait plutôt besoin d'oubli, d'enlisement. Erly était un homme, maintenant, et la compagnie des femmes ne lui réussissait guère. Si autrefois elle avait aimé le questionner, aujourd'hui une seule attitude avait raison d'elle : elle le voulait à elle toute seule. Mais sans doute avait-elle vieilli elle aussi. Elle se voyait des rides, une pâleur incertaine. Avant, lorsqu'elle fréquentait encore "les gens", ils disaient partout qu'elle n'était qu'une enfant. Mais la nuit, de fréquentes nausées la surprenaient, et elle sentait en elle le besoin immédiat de mourir pour regagner la nuit qu'elle admirait. C'est pourquoi, définitivement résolue, elle décida de céder et de partir vers cette ville inconnue.
Grand-mère était dure et insaisissable. Pour Suzanne, qui n'avait plus l'habitude de faire la différence entre les défauts et les qualités, elle la trouvait cruelle. Elle portait constamment une blouse blanche, et ses cheveux blancs étaient relevés en une coiffure haute et large, dégageant un visage mince et très pâle où les yeux, noirs et aigus, étincelaient d'une flamme tantôt violente et tantôt maladive. Elle tenait un magasin qui, autrefois, avait été suffisamment prospère lorsque les gens avaient encore pour sa famille quelque curiosité mais qui, très vite, déclina à cause du peu de soins dont elle l'entretenait. Et rapidement la maison resta nue et abandonnée, bientôt flétrie par l'âge et l'inconfort. Aucune réparation n'y fut autorisée et la tapisserie s'en alla en lambeaux, révélant d'étranges bêtes noires qui couraient la nuit sur les murs. La poussière et la saleté régnaient partout. Grand-mère habitait une mansarde, presque un grenier, sans fenêtres, avec un vieux lit dont le sommier en bois était constellé de petits trous noirs. Il y avait dans cette pièce une cinquantaine de poupées, assises à même le sol ou bien couchées sur des chaises et sur un vieux canapé désossé. Elles avaient toutes quelque chose de brisé : la peau déchirée, les yeux arrachés ou simplement une robe lapidée, une main pendante. Elles exhalaient une affreuse poussière qui vous prenait à la gorge, elles étaient hideuses, maquillées de façon choquante, peintes sur tout le corps de caractères bizarres que Suzanne ne pouvait pas déchiffrer mais qui lui semblaient être un code familial qu'elle avait appris étant jeune, qui l'avait fait rire et qui avait hanté certains de ses rêves.
Elle avait une petite chambre, au premier, assez mal rangée mais d'une certaine propreté. Erly, par contre, habitait une autre mansarde au second, qu'il eut vite fait de transformer. Il aurait voulu en faire autant avec la sienne, mais elle résista. Un sentiment confus de participation résidait en elle. Sans doute fit-elle bien de s'infiltrer du côté de l'ambiguité, car Grand-mère lui en sut gré et ne poussa ses invectives qu'à la face d'Erly. Ce fut une de leurs premières disputes et la première contradiction entre eux deux. Manifestement, il la crut derrière une barrière, rejoignant une vieille femme insensée. En fait, Grand-mère attirait Suzanne dans ses filets.

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