dimanche 12 avril 2009

les satisfactions intérieures (2)

La ville inconnue (suite).
Grand-mère.
Grand-mère détesta Erly dès le premier jour et ce furent tout de suite des scènes incroyables auxquelles Suzanne eut le tort de se mêler : "Vous êtes très puissant, disait Grand-mère, que ferez-vous de votre force plus tard?" - "Je la mettrai sous globe!". Leurs yeux se mesuraient, elle restait impitoyablement immobile, il ne cessait de marcher de long en large, le visage difficilement aimable. "Si j'ai un jour la chance de vous rencontrer dans l'autre monde, disait-elle, j'aurai plaisir à vous déchirer de mes ongles". Il présentait alors son visage au bourreau en écartant les bras : "Pourquoi pas tout de suite?" mais sans doute était-il trop beau pour de si sombres desseins, aussi se contentait-elle de le déchirer du regard profond de ses yeux noirs.
Mais était-elle vivante? Dans la rage tremblante qui semblait toujours l'habiter, elle restait du côté de l'ombre, à peine effleurée par les lampes qui l'éclairaient. Etait-ce la poussière accablante, elle faisait partie du monde opaque et silencieux qui l'entourait dans le mystère de son visage fermé, la fierté de ses lèvres closes et la dureté de ses yeux brûlants. Elle ne faisait pas le moindre bruit et, en fait, n'y aurait-il eu aucune difficulté à s'entendre avec elle et à passer d'agréables vacances si Erly n'avait été en si bonne santé physique et en si mauvaise santé morale. Ces deux êtres maniaques et toujours sur le qui-vive échangeaient des propos qui auraient dérouté les personnes les plus extravagantes. Dès le premier coup d'oeil ils étaient partis de plain-pied dans le monde du baroque comme s'ils se connaissaient depuis de nombreuses années.
La nuit, ici, était belle, et dans la solitude de cette ville morte la lune venait parfois caresser Suzanne par la fenêtre ouverte. Elle préférait souvent être seule et Erly le lui reprochait vivement, elle ne trouvait rien à lui répondre, n'ayant à justifier qu'un besoin d'étrangeté, et il repartait mécontent dans sa chambre. Son mécontentement n'arrivait pas à la toucher et il en souffrait. Douce et mystérieuse, les yeux mi-clos, elle pénétrait dans le royaume de l'ombre. Une intimité, qu'elle souhaitait du fond du coeur, lui fut offerte par cette vieille femme maladive et instable parce qu'elle savait reconnaître la valeur du silence. Le soir, Suzanne pénétrait dans sa chambre pour la peigner. Assise devant la glace de sa table de toilette, Grand-mère retirait d'un geste nerveux sa broche, et ses cheveux blancs se répandaient sur ses épaules. Le regard qu'elle s'adressait était sans pitié, elle se savait vieille, cassante, et ses rides ne lui échappaient pas.
La fièvre intérieure qui la rongeait correspondait à l'imagination de Suzanne. Elle se plaisait à la croire inaccessible et ne faisait rien pour se la rendre présente. Elle serait restée des années entière à la servir sans jamais lui demander pourquoi une cinquantaine de poupées brisées encombrait sa chambre ou pourquoi tous les meubles, sauf une vieille commode cachée derrière une tapisserie, n'avaient jamais été nettoyés depuis une dizaine d'années. Le visage et le corps de Grand-mère étaient d'une propreté rigoureuse, comme un cadavre embaumé, pourtant, lorsque la lumière de sa lampe de chevet s'inclinait, les ombres faisaient partie de sa peau et les yeux noirs des poupées avaient le même reflet étincelant que son propre regard. "Voulez-vous voir ma vie? disait-elle en fixant son miroir d'un air étrange. Je n'ai rien à offrir, pas même quelques regrets. Tout ce qui m'entoure reste à jamais secret".

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