vendredi 24 avril 2009

les satisfactions intérieures (10)

La visite du père (fin).
- Je pars, dit Père, et ses mains tremblantes saisirent la valise qui oscilla.
- Non, dit Suzanne, attendez!
- Laisse-le partir, dit Erly. Laisse-le partir. Qu'il s'en aille. Qu'il foute le camp au plus vite. J'en ai soupé de sa tête.
- Non, je veux encore savoir quelque chose. Je veux savoir au sujet de cette lettre. Comment vous est-elle parvenue?
Père fit un effort terrible, il semblait à bout de forces.
-Une jeune femme, bafouilla-t-il, est venue me voir avant que je parte. Elle voulait que je remette une lettre à Erly.
- Pourquoi ne l'avez-vous pas fait en arrivant?
- Laisse tomber, dit Erly. De toute façon elle va venir, elle va arriver, je le sais.
- Pourquoi ne pas la lui avoir donnée tout de suite? insista Suzanne.
- Parce que, parce que...
Père transpirait, il transpirait de partout : du front, du nez, des yeux.
- Parce que quoi?
- J'avais promis de ne la lui donner que lorsqu'il m'aurait pardonné, lâcha-t-il dans un souffle.
- Et il ne vous a pas pardonné?
- Non.
- Je sais, dit Suzanne. Je sais. C'est difficile de pardonner.
- Tais-toi! cria Erly. Tu le sais, toi, l'enfance que j'ai eue?
Père s'appuya contre le mur, il tremblait, tout son corps tremblait.
- Comprenez-moi, dit-il. Essayez de me comprendre. J'ai travaillé énormément, avec un appêtit féroce parce que je m'étais donné deux buts : vous donner un bonheur matériel total et me réconcilier avec Gabrielle. Mais je me suis aperçu de deux choses essentielles : que j'avais gâché le jeunesse d'Erly et que Gabrielle ne voulait pas de moi. Et maintenant je m'aperçois qu'il est tard, que le temps a passé, que mon fils ne veut pas me pardonner et que Gabrielle est une vieille femme torturée qui n'a pas besoin de moi.
- Vous êtes venu pour vous faire pardonner, dit Erly, mais il y a tant d'années que tout celà s'est passé que je vous ai pardonné depuis longtemps. Pour moi, c'est comme si rien de tout celà n'avait existé, et vos remords ne peuvent me toucher. Françoise va venir et je vais commencer une autre vie.
- Alors je suis à moitié pardonné, dit-il.
Il fit un effort terrible pour se redresser et descendit l'escalier en serrant sa valise. Erly le regarda avec un petit sourire de triomphe.
- Bon retour! cria-t-il. Bon retour! Je vous inviterai à mon mariage!
Suzanne blémit "Et moi, pensa-t-elle, qu'est-ce que je vais devenir?".
Elle avait fait un rêve, cette nuit. Un grand rêve.
Elle se promenait dans la ville inconnue et soudain elle s'était retrouvée sur une grande place où se tenait une haute cathédrale. Construite de pierres blanches qui étaient grises dans la nuit, édifice fragile comme de la cendre, et prêt à être emporté par le vent, creusé de fenêtres et de trous noirs qui semblaient être la nuit même. Elle monta le petit escalier de pierre et ouvrit la lourde porte d'ébène, aussitôt la musique l'enveloppa, les notes longues et envoûtantes de l'orgue, d'immenses vitraux surchargés diffusaient une légère pâleur qui soulignait les multiples allées entre les rangs de chaises et les nombreuses statues. La musique s'était faite plus douce à son approche et bientôt elle atteignit le dernier étage, c'était une mince plateforme, l'orgue était gigantesque et un homme, habillé de noir, y jouait assis, lui tournant le dos. Il se retourna en l'entendant et se leva, c'était Erly. Il baissa les yeux et passa devant elle, l'orgue continua de jouer sans lui. Il descendit l'escalier, ses pas résonnèrent sur les marches de pierre et l'orgue se remit à jouer très fort. Le coeur de Suzanne se serra. Tous les vitraux s'éclairèrent en même temps, une lumière blanche et irréelle envahit l'église, révélant les boiseries et la pierre finement sculptée, et une odeur d'encens s'éleva. Elle se pencha sur la rampe de pierre et vit Erly. Il faisait brûler de l'encens au milieu de l'église et ses yeux étaient levés vers elle. Elle descendit en courant et l'orgue se mit à résonner dans sa tête, mais lorsqu'elle arriva en bas, Erly avait disparu. L'odeur d'encens subsistait encore et les vitraux s'éteignaient l'un après l'autre, l'édifice redevenait la proie de l'ombre. Elle sortit lentement, l'esprit troublé. Arrivée un peu plus loin, avant de quitter la place, elle se retourna. La cathédrale était debout, haute et belle, silencieuse, et soudain, avec une lenteur et une légéreté extrèmes elle s'écroula et ne fut plus qu'un amas de cendres sur la place déserte.
- Erly, dit-elle, que signifie celà?
- Françoise est là, dit-il. Elle est venue.
Il la prit par les épaules, ses yeux brillaient, et elle sentit sa tête tomber.
- Elle est venue, dit-il, de très loin pour me voir.
- De très loin, répéta-t-elle tout bas, de très loin pour le voir.

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