dimanche 12 avril 2009

les satisfactions intérieures (3)

La ville inconnue (suite).
Erly.
Croyant Suzanne volontairement emmurée, Erly hésitait toujours à profiter de ses vacances pour son propre compte. Il cherchait encore une excuse, une façon de présenter les choses. Fuir pour retrouver l'angoisse, le besoin d'angoisse qui montait dans son corps. Lorsqu'ils étaient dans le parc, à la tombée de la nuit, il la regardait, immobile, et son front était absorbé, ses yeux rapides et ses mains fiévreuses. La croyait-il loin de lui? Elle était à quelques pas, pénétrée d'un envoûtement maléfique, et sa main seule eut suffi à dérider ses yeux, mais il y avait déjà longtemps qu'il ne la glissait plus dans ses cheveux.
Dans son regard se mesuraient les contemplations lointaines et les nouvelles fixités qui, du fond de la chair, montaient jusqu'à ses yeux pour restreindre son désir de tendresse et ameuter son instinct d'agressivité.
Un soir, peu de mois après leur arrivée, tout devait commencer.
Suzanne glissait, sans en avoir l'air, dans un univers où tout lui semblait offert, et la trame des fils d'argent qui soutenait son coeur n'était peut-être qu'un piége où l'attendaient quelques noirs desseins, mais la perte d'une vie n'était rien au prix des sombres enlacements où son imagination, entretenue par la vision de découvertes toujours renouvelées, l'égarait.
Elle ouvrit la porte et laissa la lampe dans l'anneau. L'escalier prit une teinte fluide au-dessus d'elle, les marches supendues qui se perdaient dans l'obscurité attirante, entre les murs livides chargés de lézardes. Elle n'avait pas besoin de lumière, dans la chambre la lucarne lui suffisait au-dessus d'elle, avec, trouant l'amas fragile des poussières supendues, la lumière vacillante du crépuscule.
La lourde tapisserie était à demi écartée, révélant la commode luisante où s'éveillait la laque la plus douce et la plus achevée, réhaussant les cercles d'or des anneaux d'un luxe équivoque qui retenait la faible lumière et rejetait les autres meubles dans un retrait surchargé de poussière. Elle avança, les yeux agrandis, et entendit au loin le tic-tac d'une horloge. Elle s'arrêta et le bruit disparut. Elle se remit en marche et il revint, trouant le silence. Les yeux des poupées la fixaient et, lentement, le jour décru laissa peser sur les objets un poids nouveau, à ses yeux largement écartés les ors de la commode s'estompèrent et elle perdit pied. Mais ses mains saisirent les anneaux et les tirèrent, elle sentit le tiroir s'ouvrir et venir à elle, et de nouveau ses mains glissèrent et cherchèrent les photos. Elles étaient là, plusieurs piles méticuleusement rangées côte à côte. Elle les toucha dans l'obscurité maintenant complète, les yeux démesurément agrandis pour saisir le pouvoir secret qu'elles pouvaient lui révéler.
La lumière, presque violente, la fit sursauter. Elle se retourna, les photos à la main, Erly était à l'autre bout de la pièce, présent et droit. Il s'approcha lentement.
- Que fais-tu là? dit-il.
- Regarde, dit-elle, ce sont les photos.
- Laisse ça.
Il avança la main pour les saisir, elle recula.
- Pourquoi? demanda-t-elle.
Il avança encore et elle se retrouva prise contre le meuble.
- Laisse-moi les regarder, dit-elle.
- Non. Pose-les et quitte cette chambre.
- Mais pourquoi?
Il avait encore tendu la main, elle avait replié son bras en arrière pour cacher les photos.
- Je voudrais simplement les voir, dit-elle.
- Remets-les et quitte cette chambre.
Elle posa les photos.
Grand-mère se tenait dans l'encadrement de la porte, blouse blanche et yeux noirs, elle les fixait sans bouger.
- Je vais sortir, dit Suzanne.
- Tout de suite, dit-il, furieusement.
Il se retourna et la vit, son visage se crispa.
- Que fais-je ici? ironisa-t-il en la fixant, les yeux brillants.
Elle le regarda, puis s'avança lentement.
- Celà ne me fait rien que vous soyiez dans ma chambre. Ce qui m'étonne, ce serait plutôt de ne pas vous avoir vu sortir depuis que vous êtes arrivé.
- Cette ville a la singularité d'être pourrie. Je n'y ai jamais vu personne la nuit. Connaissez-vous les habitants?
- Ma fois non, dit-elle, je n'ai pas cette chance. Et vous?
- Pas encore.
- Eh bien vous ne l'aurez jamais. Personne ne sort le soir, ici.
Il y avait une sorte de fierté blessée et hautaine dans son regard.
- Pourquoi? dit-il. Pourquoi ne sort-on pas, ici?
- Les gens disent que la nuit est habitée.
Elle s'assit à sa table de toilette.
- Comprenez-vous celà : habitée?
- On dit aussi que des hommes rôdent la nuit, ajouta-t-elle. Le saviez-vous?
Le coeur de Suzanne se mit à battre et elle entendit l'horloge.
- J'aimerais, dit-il, les rencontrer.
- Ils ne s'occupent que des morts.
Il s'approcha d'elle, pas à pas.
- J'ai vu des jeunes filles, dit-il.
Elle repoussa sa chaise et se leva, blafarde, furieuse.
- Elles ne s'occupent que des affamés!
- Je suis un affamé.
Ils se trouvaient face à face.
- Ce soir, dit-il doucement, je rentrerai rassasié.
Elle trembla, son visage tremblait, ses lèvres blanches se crispaient, une pâleur livide abîmait ses joues.
Tout à coup il se pencha sur elle.
- On m'a laissé entendre, dit-il tout bas, que je ressemblais à votre père.
- Qui vous a dit celà? cria-t-elle.
Suzanne entendit l'horloge. Erly s'écarta. Grand-mère s'approcha en chancelant du lit, le visage comme un masque de pierre.
- Pourquoi nous avoir fait venir? dit Erly sans cesser de la fixer.
Mais elle ne répondit pas, elle s'était immobilisée près du lit.
- Pourquoi cette folie? insista-t-il. Qu'espériez-vous de nous?
Suzanne fit un pas vers lui.
- Grand-mère est fatiguée, dit-elle, nous devrions la laisser maintenant et regagner nos chambres.
Elle entendit sa voix résonner dans sa tête, comme si elle ne lui appartenait pas. Grand-mère s'assit sur le lit, les yeux baissés au ras du sol.
- Avez-vous peur, continua Erly, qu'une malédiction tombe sur votre maison?
Pas de réponse. Il tendit le poing vers elle :
- Dans ce cas, j'emménerai Suzanne avec moi!
- Non! cria Suzanne.
Elle toisa Erly :
- Je ne veux pas sortir! Je veux rester ici! et, se tournant vers Grand-mère : Ne me chassez pas, je vous aiderai à vous dépeigner.

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