mardi 14 avril 2009

les satisfactions intérieures (4)

La ville inconnue (suite).
Gabrielle.
Les instants s'effaçaient, lentement s'éteignait la clarté, et la lampe brûlait dans le silence. Il y avait maintenant une heure que Grand-mère était assise devant sa table de toilette et qu'elle fixait d'un regard hanté son visage extrémement vieux où la bouche n'était plus qu'une plaie de rides. Elle ne faisait pas le moindre effort pour recomposer son attitude et Suzanne ne bougeait pas, la surveillant, le coeur serré, à demi dans l'ombre pour ne pas imposer sa présence.
Grand-mère avait parlé, raconté une histoire et maintenant elle murmurait encore des mots qui demeuraient inaudibles et mouraient sur ses lèvres tremblantes. Les yeux semblaient rivés dans un visage où la chair prenait une teinte de décomposition.
Elle s'appelait Gabrielle et une malédiction pesait sur sa famille. Suzanne le savait bien un peu puisqu'ils étaient, Erly et elle, en voie de non-progéniture.. Elle l'avait lu dans les lignes de sa main et dans les yeux de son coeur : les hommes ne l'attiraient pas et leur contact physique la rebutait. Mais Gabrielle avait une autre histoire, plus farouche encore. Elle semblait se souvenir de tout, de ses moindres gestes, et elle faisait réapparaître des personnages jusque-là inconnus. Dans la lumière diffuse des morts ouvraient des portes closes, se faufilaient dans la chambre, faisaient des gestes étranges, à la manière des brumes flottantes qui s'accrochent aux arbres quand le soleil n'est pas encore levé. Des maladies diverses avaient atteint son coeur de femme, mais elle ne semblait pas souffrir. Elle n'avait pas toujours habité cette ville déserte, mais elle ne voulait pas se souvenir du pays lointain où elle avait grandi. Une nostalgie pesait sur elle, avec l'inquiétude de devoir fuir. Sa mère était malade. Harrassés, ils étaient venus s'installer ici. Tout de suite, ils se terrèrent dans cette modeste épicerie, occupant les pièces, ne voulant déjà rien changer de ce qui avait été établi avant eux. Les gens se pressaient aux vitres sales de la boutique comme des curieux devant un aquarium. Ils riaient, montraient du doigt. Comme un mannequin sans âge, sa mère restait toujours à attendre les clients, dans un coin de la pièce, à demi suffoquée par l'ombre et la poussière. Les gamins entraient chercher des bonbons, les parents le leur défendirent : ils vinrent les voler. Ils entraient et ressortaient rapidement en riant après avoir pioché au fond des différents bocaux qui traînaient sur les étagères. La sonnette résonnait dans la tête de Gabrielle. Enfermée dans sa chambre, elle attendait les visites quotidiennes de son père. Mais il s'absentait souvent. Avant chaque départ il donnait à sa fille une nouvelle poupée.
Les gens se lassèrent et ne vinrent plus lorsqu'ils comprirent que la femme allait mourir et un matin Gabrielle la trouva sans vie, assise sur une chaise dans le fond de la boutique, alors que l'aube éclairait les bocaux d'une lueur blafarde. Ils l'enterrèrent tous les deux, son père et elle, à la nuit tombée, et leurs ombres réveillèrent les gens. A partir de ce moment ils ne parlèrent tous que des hommes noirs qui rôdaient la nuit dans la ville, et ils ne sortirent plus, fermant leurs portes à clé dès que le soleil se couchait. De plus en plus Gabrielle se repliait sur elle-même. Son père s'absentait des semaines entières. Parfois, il restait avec elle, assis sur le canapé, des poupées plein les bras. Elle ne disait rien, le regardait jusqu'à ce qu'il s'endorme. Alors elle se levait et jetait une couverture sur son corps. Elle ne le toucha jamais, le sentiment de respect et de vénération qu'elle éprouvait pour lui était sa seule raison d'exister. Un matin, un an après la mort de sa mère, elle fut réveillée par des appels. Elle retrouva les hommes noirs dans le jardin. A leurs pieds gisait le cadavre de son père. Comme l'aube approchait en rampant sur le sol, ils durent fuir et elle l'enterra de ses propres mains. Un sentiment de frustration rendait ses yeux hagards. En rentrant dans sa chambre elle s'aperçut brusquement qu'aucune des poupées n'était intacte, elles avaient toutes quelque chose de brisé.
Ainsi voulut-elle bien ouvrir sa vie pour que Suzanne la partage, mais lorsqu'elle se fut couchée, ses cheveux blancs répandus sur ses épaules, le visage baigné d'une grande lassitude, Suzanne comprit qu'elle n'avait pas pour autant pénétré son mystère. Elle lui avait montré les photos, dans le tiroir de la commode, et elle avait reconnu la vague ressemblance qui faisait du père de Gabrielle un autre Erly, mais celà ne suffisait pas à expliquer leur présence dans cette maison lugubre.

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