vendredi 24 avril 2009

les satisfactions intérieures (10)

La visite du père (fin).
- Je pars, dit Père, et ses mains tremblantes saisirent la valise qui oscilla.
- Non, dit Suzanne, attendez!
- Laisse-le partir, dit Erly. Laisse-le partir. Qu'il s'en aille. Qu'il foute le camp au plus vite. J'en ai soupé de sa tête.
- Non, je veux encore savoir quelque chose. Je veux savoir au sujet de cette lettre. Comment vous est-elle parvenue?
Père fit un effort terrible, il semblait à bout de forces.
-Une jeune femme, bafouilla-t-il, est venue me voir avant que je parte. Elle voulait que je remette une lettre à Erly.
- Pourquoi ne l'avez-vous pas fait en arrivant?
- Laisse tomber, dit Erly. De toute façon elle va venir, elle va arriver, je le sais.
- Pourquoi ne pas la lui avoir donnée tout de suite? insista Suzanne.
- Parce que, parce que...
Père transpirait, il transpirait de partout : du front, du nez, des yeux.
- Parce que quoi?
- J'avais promis de ne la lui donner que lorsqu'il m'aurait pardonné, lâcha-t-il dans un souffle.
- Et il ne vous a pas pardonné?
- Non.
- Je sais, dit Suzanne. Je sais. C'est difficile de pardonner.
- Tais-toi! cria Erly. Tu le sais, toi, l'enfance que j'ai eue?
Père s'appuya contre le mur, il tremblait, tout son corps tremblait.
- Comprenez-moi, dit-il. Essayez de me comprendre. J'ai travaillé énormément, avec un appêtit féroce parce que je m'étais donné deux buts : vous donner un bonheur matériel total et me réconcilier avec Gabrielle. Mais je me suis aperçu de deux choses essentielles : que j'avais gâché le jeunesse d'Erly et que Gabrielle ne voulait pas de moi. Et maintenant je m'aperçois qu'il est tard, que le temps a passé, que mon fils ne veut pas me pardonner et que Gabrielle est une vieille femme torturée qui n'a pas besoin de moi.
- Vous êtes venu pour vous faire pardonner, dit Erly, mais il y a tant d'années que tout celà s'est passé que je vous ai pardonné depuis longtemps. Pour moi, c'est comme si rien de tout celà n'avait existé, et vos remords ne peuvent me toucher. Françoise va venir et je vais commencer une autre vie.
- Alors je suis à moitié pardonné, dit-il.
Il fit un effort terrible pour se redresser et descendit l'escalier en serrant sa valise. Erly le regarda avec un petit sourire de triomphe.
- Bon retour! cria-t-il. Bon retour! Je vous inviterai à mon mariage!
Suzanne blémit "Et moi, pensa-t-elle, qu'est-ce que je vais devenir?".
Elle avait fait un rêve, cette nuit. Un grand rêve.
Elle se promenait dans la ville inconnue et soudain elle s'était retrouvée sur une grande place où se tenait une haute cathédrale. Construite de pierres blanches qui étaient grises dans la nuit, édifice fragile comme de la cendre, et prêt à être emporté par le vent, creusé de fenêtres et de trous noirs qui semblaient être la nuit même. Elle monta le petit escalier de pierre et ouvrit la lourde porte d'ébène, aussitôt la musique l'enveloppa, les notes longues et envoûtantes de l'orgue, d'immenses vitraux surchargés diffusaient une légère pâleur qui soulignait les multiples allées entre les rangs de chaises et les nombreuses statues. La musique s'était faite plus douce à son approche et bientôt elle atteignit le dernier étage, c'était une mince plateforme, l'orgue était gigantesque et un homme, habillé de noir, y jouait assis, lui tournant le dos. Il se retourna en l'entendant et se leva, c'était Erly. Il baissa les yeux et passa devant elle, l'orgue continua de jouer sans lui. Il descendit l'escalier, ses pas résonnèrent sur les marches de pierre et l'orgue se remit à jouer très fort. Le coeur de Suzanne se serra. Tous les vitraux s'éclairèrent en même temps, une lumière blanche et irréelle envahit l'église, révélant les boiseries et la pierre finement sculptée, et une odeur d'encens s'éleva. Elle se pencha sur la rampe de pierre et vit Erly. Il faisait brûler de l'encens au milieu de l'église et ses yeux étaient levés vers elle. Elle descendit en courant et l'orgue se mit à résonner dans sa tête, mais lorsqu'elle arriva en bas, Erly avait disparu. L'odeur d'encens subsistait encore et les vitraux s'éteignaient l'un après l'autre, l'édifice redevenait la proie de l'ombre. Elle sortit lentement, l'esprit troublé. Arrivée un peu plus loin, avant de quitter la place, elle se retourna. La cathédrale était debout, haute et belle, silencieuse, et soudain, avec une lenteur et une légéreté extrèmes elle s'écroula et ne fut plus qu'un amas de cendres sur la place déserte.
- Erly, dit-elle, que signifie celà?
- Françoise est là, dit-il. Elle est venue.
Il la prit par les épaules, ses yeux brillaient, et elle sentit sa tête tomber.
- Elle est venue, dit-il, de très loin pour me voir.
- De très loin, répéta-t-elle tout bas, de très loin pour le voir.

les satisfactions intérieures (9)

La visite du père (suite).
Il y avait quelques habits dans la chambre de père, des livres, des romans sans nom, et puis, sous le lit, Suzanne vit un rectangle de papier; elle s'agenouilla pour le prendre. A côté de son visage elle vit une grosse araignée noire, dans un coin de sa toile, qui la fixait. Tout en la surveillant elle allongea la main, lentement, pour saisir l'enveloppe. Sa vue se brouilla et elle crut voir des cheveux blancs au sommet du crâne de la bête et des plaques rouges sur son corps. Rapidement, elle tira le papier vers elle, l'araignée bondit, ratant de peu sa main blanche. Suzanne se releva, le coeur battant, la lettre à la main. C'était une enveloppe verte et usée, salie de pouces. Elle avait été décachetée. Elle allait sortir le billet pour le lire quand un bruit la fit sursauter. Rapidement, elle mit la lettre dans sa poche et sortit.

- J'ai commis des fautes, dit père, je sais, énormes, impardonnables. Je voulais qu'on m'obéisse, mais sans broncher, comme un automate saurait le faire, et que l'on souffre, oui, que l'on souffre beaucoup intérieurement, mais que la chair n'en porte pas de traces, que les organes se contractent violemment de l'intérieur mais que l'on ne crie pas. Le silence, le silence, je le voulais imposant lorsque je travaillais, mais lorsque je parlais, lorsque je commandais, il me semblait alors que tout éclatait autour de moi : tout se mettait à bourdonner et j'étais ivre, j'étais fou à l'intérieur de moi-même, comme une bête cachée qui me mangeait, me rongeait, me poussait à lutter, à travailler, à courir au-devant des autres pour profiter en vitesse de tout avec mon corps, avec ma voix. Mon visage changeait, se meurtrissait, se ridait, je ne voyais pas ma laideur, mes gestes, mon corps, mes habits, je ne voyais rien, ni ma façon de marcher, ni ma façon de boire, ni ma façon d'écrire. Quand je regardais une glace, c'était pour me peigner, faire des gestes, mais je ne me voyais pas, je ne voyais pas les autres, je ne voyais rien. J'étais porté au-devant de tout et je marchais toujours, même dans mon sommeil, je pétrissais des chairs et des mains et des crânes sans savoir ce que je faisais, le regard toujours en avant, les yeux frémissants comme des boules chaudes, comme un vent rigide et fixe je m'acharnais. On me louait, on me parlait, on parlait constamment. J'étais riche. Riche, riche, riche. Je ne voyais pas d'argent, la maison semblait morte, semblait intacte pour le jugement dernier, je ne sentais rien qu'une faim qui me dévorait et me poussait de l'avant continuellement.
- Assez! dit Grand-mère, assez! Je vous ai assez entendu! Laissez-moi tranquille maintenant.

Suzanne avait encore la lettre dans sa poche, elle la sentait. Françoise demandait à Erly de venir à tout prix. Assis sur le lit, il avait longtemps réfléchi.
- Je devrais peut-être aller la remettre où je l'ai prise, dit Suzanne.
Il releva la tête et la regarda.
- Non, dit-il. Donne-la moi. Il faudra bien que Père explique ce retard, et aussi pourquoi il l'a décachetée.
Elle sembla réticente mais elle la lui remit.
- Moi aussi j'ai hésité avant de te la donner, dit-elle.
- Toi, ce n'est pas la même chose.

- Sait-on pourquoi vous êtes venu ici? demanda Suzanne à Père.
- Vous êtes venu pour me rendre cette lettre, dit Erly.
Et il était debout au-dessus du lit, la lettre à plat sur la couverture grise et père était assis et son visage étonné, presque douloureux, entre ses épaules basses, qui voulait démentir avant que sa voix ne s'élève, rauque et ennuyée :
- Mais non, non, je ne veux pas vous dire celà. Pas pour celà.
Erly le fixait sans bassesse ni violence, avec une rigidité métallique dans les yeux comme si un déclic l'avait immobilisé dans la chambre où la lumière rampante du lustre pâle éclairait le plafond lézardé de vert. Avec, au fond, le lavabo sale où aucun bruit ne parvenait, et les murs tout autour, lézardés également. Père ne regardait pas Erly, il regardait ses mains ou le sol, les yeux fatigués, comme brûlés de l'intérieur. Sur la lettre jaunie une toute petite bête marchait lentement, très lentement, et en l'observant attentivement on pouvait voir remuer ses petites pattes, fines mais robustes, qui faisaient osciller légèrement de droite à gauche la carapace noire et brillante sans qu'elle ne frôlât pour autant le papier froissé.
- Je suis venu pour me faire pardonner, dit-il.
- Ce que vous dites là est une bêtise, dit Erly en fixant ses cheveux. Vous ne devriez pas parler ainsi.
Le ton de sa voix était rude, et il y eut un silence après. et la bête avait disparu de sur la feuille, elle devait marcher sur la couverture ou sous l'enveloppe, mais on ne la voyait plus du tout, elle avait disparu sans un bruit.
- Pourquoi, dit-il tout bas, pourquoi est-ce une bêtise?
Mais il n'osa pas lever les yeux sur Erly, il resta ainsi, les épaules voûtées, les mains appuyées sur le bord du lit sans bouger son corps, mais ses yeux fatigués se mouvaient entre ses paupières lasses qui battaient, légèrement rouges aux extrémités.
- Cette lettre, dit Erly, est très importante pour moi. Savez-vous ce qu'elle contient?
Il leva les yeux, sa main droite trembla et quitta l'appui.
- Non, non! protesta-t-il.
Erly se détourna et fixa le lavabo
- Celà ne fait rien, dit-il, je la reverrai bientôt. Elle va venir, je le sais. Je l'attends.

jeudi 23 avril 2009

les satisfactions intérieures (8)

La visite du père (suite).
- Quand avez-vous quitté Tours? demanda Erly.
Père le fixa, ses grosses mains étaient posées sur la table, l'une près de l'autre, elles se rejoignirent.
- Tard dans la nuit, dit-il. Il y faisait encore très chaud.
Suzanne posa un bol devant lui, il leva la tête et vit ses cheveux suspendus dans la clarté, presque blonds.
- J'ai amené beaucoup d'argent, dit-il.
- La question n'est pas là! répliqua nerveusement Erly.
Il émiettait son pain, tête basse et épaules courbées. Suzanne s'assit près d'eux et ils com-
mencèrent à manger.
-Tout à l'heure, je vous montrerai votre chambre, dit-elle.
Les arbres du jardin s'étiraient vers le ciel limpide et la grille de l'allée était mouillée de gouttes fraîches qui accentuaient la couleur sombre de la rouille.
Erly avait fini de manger, il repoussa sa chaise et se leva. Il fixait père qui buvait lentement. En se levant, Suzanne sentit un tressaillement devant ses yeux, portant son regard sur la fenêtre elle vit une ombre traverser le jardin. Etait-ce l'épicier? Grand-mère lui avait dit que quelqu'un venait toutes les semaines apporter à manger. Il déposait une grande caisse devant la porte et il repartait sans se faire voir. Elle prétendait qu'elle ne l'avait jamais vu. Elle lui laissait la caisse vide avec de l'argent dedans.
Père avait posé son bol.
- Venez, dit Erly, je voudrais vous parler.
Ils se dirigèrent vers le magasin. Père passa devant Suzanne et la regarda, mais ses yeux étaient posés sur le jardin. Le soleil était apparu dans les feuilles et les ombres des arbres étaient grises.
Elle sortit et se mit à marcher dans l'allée. Entre deux arbres un papillon noir se mit à voler, se dirigeant vers elle, glissant vers les branches d'un arbre, le soleil faisait briller ses ailes comme du velours. Et brusquement il s'arrêta, ses ailes se tordirent, révélant un enlacement miroitant de fils d'argent dans lesquels elles venaient de se prendre. Rapidement, une grosse araignée sortit d'un trou de l'arbre et courut sur la toile enfermer le papillon. Une goutte de sang s'échappa du corps torturé et, lentement, tomba de fil en fil jusqu'à s'épuiser complètement, traçant un sillage rougi dans l'air.
- Dites-moi, demanda Erly, quelqu'un n'est pas venu pendant que vous étiez encore à Tours?...Une femme...
- Une femme? s'écria père. Quelle femme?
- Une femme qui m'aurait demandé...
- Non, non! Je ne vois pas de quoi tu veux parler!
Ses yeux s'étaient écarquillés et la sueur réapparaissait sur son front. Erly le toisa avec mépris :
- Ca ne fait rien, dit-il, laissez tomber. C'est sans importance.

La porte de la chambre de Grand-mère était ouverte, elle était occupée à regarder les photos qui se trouvaient dans le tiroir de la commode. Son visage semblait attentif, concentré. Dans le couloir, Suzanne prit la lampe et entra dans la chambre attenante. "C'est là que je vais mettre Père" se dit-elle. Elle s'approcha du lavabo. Un cafard glissait sur les bords et retombait sans arrêt, ne pouvant arriver à remonter jusqu'en haut. Elle regarda autour d'elle : la pièce était petite, presque sordide, avec une lucarne au plafond et sur les murs un papier peint usagé qui laissait voir les pierres grises du mur, par endroits. Mais le lit semblait solide. Elle souleva la lampe et essaya d'écraser le cafard. Il se mit à courir, trébucha, tomba, se tordit, couché sur le dos, les pattes en l'air. Finalement, elle abandonna, et il reprit sa course, montant et descendant sans parvenir à s'échapper.

- C'est une drôle de maison, dit père. Je ne m'attendais pas à un tel abandon.
Il la suivait dans l'escalier. Il tenait sa valise à la main et elle faisait du bruit en heurtant la rampe, Suzanne montait tranquillement, le corps droit, et la lumière de la lampe semblait atteindre le plafond, les ombres couraient sur les murs comme les ailes d'oiseaux nocturnes, très mouvantes elles se précipitaient vers le plafond où elles se rejoignaient en dansant.
Suzanne s'arrêta, il ne l'avait pas vue, il se rattrapa à sa taille pour ne pas la heurter.
- Où couches-tu? dit-il.
- Au premier.
- Et Erly?
- Au second. Je vais vous installer près de Grand-mère.
- Pourquoi?
Il posa sa valise sur une marche et sortit son mouchoir de la poche de son pantalon, elle continua de monter, les ombres dansèrent et se refermèrent derrière elle.
- Attends-moi, dit-il.
Il s'essuya rapidement.
- Attends-moi! Suzanne!
Elle s'arrêta. Il s'était essuyé les yeux, la bouche, sa main tremblait.
- Vous vous souvenez de mon prénom? dit-elle.
Il remit vivement son mouchoir dans sa poche, il reprit sa valise, il monta l'escalier, sa valise tapa plus fort contre le mur et la rampe en fer forgé, il la rattrapa.
- Pourquoi? dit-il. Pourquoi ne me souviendrai-je pas de ton prénom?
Il la fixait, la bouche tremblante.
- J'ai commis des fautes, dit-il. Mais je ne suis tout de même pas totalement ingrat.
- Quelles fautes? dit-elle tout bas.
Elle repensa au cafard, peut-être avait-il réussi à quitter le lavabo...
- Je suis venu pour me faire pardonner, dit-il d'une voix émue.

mercredi 22 avril 2009

les satisfactions intérieures (7)

La visite du père (suite).
Suzanne baissa la tête et ses mains se réunirent devant elle, un poids accablait ses épaules : son père, et le père d'Erly sans aucun doute. Ils étaient frère et soeur, et maintenant ils avaient un père. Mon Dieu, dit-elle tout bas en serrant les mains, faites que je n'en sois plus à avoir complètement oublié mon père au point de ne plus le reconnaître dans cet homme, faites que ces quelques mois passés dans cette maison n'aient pas apporté des bouleversements dans mon coeur tels que je ne puisse m'interroger fermement et me prouver que j'ai oublié l'existence même et la forme de mon père.
Dans la chambre, Erly dormait et le jour n'était pas encore levé, ils étaient dans une saison morte, les feuilles restaient suspendues, rares, aux arbres figés, le jardin se peuplait de feuilles et toute la journée le ciel était couvert, comme si la pluie menaçait continuellement, mais il ne pleuvait pas, il ne pleuvait jamais, le ciel restait gris, la brume s'attardait entre les arbres tard le matin et réapparaissait à l'approche de la nuit. Erly était couché et son épaule nue sortait, le drap couvrait son corps, il dormait avec douceur, le visage détendu. Suzanne s'assit près de lui. Sa main droit était ouverte, et elle la sentait prête à serrer la sienne, mais elle ne voulait pas encore l'éveiller. Elle alla à la fenêtre, l'ouvrit. La nuit était douce et paisible, le ciel couvert de brume se dissipait, les brumes rampaient et semblaient s'éloigner de plus en plus, s'écartant pour découvrir une fluidité, une clarté lointaine et encore inaccessible. Les arbres étaient sombres et figés, les branches fines et multiples, se découpant de façon précise sur le ciel balafré. Elle se retourna et vit l'épaule d'Erly, ronde, éclairée faiblement, et le drap blanc, sillonné de petits plis interminables. Son visage était dans l'ombre mais les paupières s'apercevaient, finement fermées, la bouche aux lèvres closes, le menton bien dessiné, le cou et la main droite, abandonnés. Elle ferma la fenêtre, il tressaillit. Il se tourna sur le dos, découvrant sa poitrine, son visage restait le même, abandonné, et dans la fragilité de ce corps puissant, lorsqu'elle s'assit près de lui et saisit sa main, elle vit le poignet et les veines très douces, bleutées, où le sang devait couler quelque part, le poignet était lourd dans sa main. Elle se pencha vers son oreille et murmura :
- Tu te souviens de père?
Le visage frémit. Il ouvrit les yeux et la regarda, sans bouger son corps toujours endormi, le regard sans expression. Puis son corps bougea et elle tressaillit, lâchant sa main. Il s'assit dans le lit, le dos posé contre l'oreiller redressé, le drap était tombé, sa poitrine et son ventre nus, la chair était lisse dans la caresse de la pénombre.
- Qu'est-ce que tu as dit?
Sa voix lui parvint comme un murmure. Il avait froncé les sourcils, très doucement, et il la regardait, les mains posées sur le drap du lit, légèrement repliées, comme courbées.
- Père, dit-elle tout bas, tu te souviens de père?
- Mais oui, dit-il.
Son regard s'inclina vers le drap.
- Voyons, dit-il, je me souviens très bien de lui.

mardi 21 avril 2009

les satisfactions intérieures (6)

La visite du père.

Grand-mère releva la tête, brusquement elle saisit le bras de Suzanne.
- Qui est-ce? dit-elle.
- Mon Dieu, ajouta-t-elle, faites que ce ne soit pas quelque chose de nouveau.
Sa voix tremblait, le silence était dans la pièce et Suzanne sentait sa main fermée sur son bras et sa gorge sèche, ses yeux étaient fixés sur la porte et son dos était courbé, comme une lame flexible et glacée.
La main dure aux doigts ridés de Grand-mère s'accrochait à son bras et des mèches glissaient de sa broche pour tomber sur ses épaules, ses yeux noirs étaient au-delà de son visage, le carillon s'était tu depuis longtemps, mais Suzanne semblait presque le voir, rond et figé, comme une langue de serpent verte sortant de l'orifice à chaque coup de gong, et pourtant il n'y avait pas de carillon dans cette maison, ils avaient tous été brisés, comme les poupées. Mais en bas la porte du magasin s'était ouverte et la sonnerie avait retenti, elle sentit la main de Grand-mère trembler sur son bras, elle se retourna vers elle :
- Qui celà peut-il être?
Elles se fixèrent.
- Je vous en prie, dit Grand-mère, n'y allez pas, envoyez Erly.
- Il dort. Pourquoi voulez-vous l'envoyer?
Elle parlait avec douceur alors qu'en bas des pas résonnaient faiblement, et comme un bruit métallique frôlant les murs.
- C'est ainsi que vous êtes arrivés, dit Grand-mère d'une voix tremblante. Souvenez-vous, il y a déjà tout juste un an, la même sonnerie et puis le silence après.
Elle lâcha son bras et se laissa aller contre l'oreiller, les paupières soudain mortes, le visage extrémement pâle et les lèvres serrées.
- Je ne devrais pas avoir peur, dit-elle, je devrais être contente de mourir mais je ne suis pas prête. C'est comme si j'entrais dans une zone d'ombre qui m'absorberait lentement. Longtemps j'ai vécu dans le silence et maintenant ce silence me fait mal et me tue.
- Je vais aller voir, dit Suzanne en se levant.
- Non, non! Il va venir tout seul, ne bougez pas.
Elles entendirent les pas gravir l'escalier et elles tournèrent leur visage vers la porte ouverte où l'ombre était épaisse. Leur corps était immobile mais semblait se déplacer, comme les points gris de l'obscurité, mais peut-être était-ce la fatigue nerveuse, la tension, ou la lampe sur elles dont la lumière fixe épuisait l'éclat de leurs yeux. Les pas montaient toujours et le bruit métallique frôlait la rampe en fer forgé de l'escalier.
L'homme apparut et s'avança. Il tenait une valise métallique à la main. Son visage était gris comme la cendre et parsemé de plaques rouges, la sueur était sur son front et gonflait ses sourcils, ses yeux noirs étaient embués, ses mains étaient moites et rouges. Il s'avança vers elles, il les fixait de ses yeux légèrement étonnés. Il s'arrêta et posa sa valise sur le sol. Il fouilla dans sa poche et sortit un mouchoir. Rapidement, il s'épongea le visage.
- Madame, dit-il, vous souvenez-vous de moi?
Il se pencha vers elle. Elle le fixa, appuyée contre l'oreiller, les sourcils froncés, fouillant dans sa mémoire pour faire réapparaître un nom sur ce visage couvert de plaques rouges et d'une sueur qui réapparaissait à la surface de la peau et lentement coulait sur le front vers les sourcils, ces yeux noirs comme les siens et cette bouche ouverte, aux lèvres épaisses et auréolées d'une moustache esquissée, amas de points noirs où la sueur perlait, ce corps puissant, courbé vers elle, presque sorti de l'obscurité et du silence maintenant que les bruits éveillés quelques minutes plus tôt s'étaient éteints, carillon et sonnerie, peut-être à jamais oubliés.
- Je ne vois pas, dit Grand-mère. Je ne sais pas qui vous êtes.
Il se redressa et la sueur coula sur ses joues.
- Voyons, dit-il, nous nous sommes pourtant rencontrés quelque jours. J'ai épousé votre fille.
Il s'était complétement redressé.
- Je suis le père, dit-il, de cette jeune fille qui se tient près de vous.
- Mon père! gémit Suzanne. Se peut-il que mon père soit comme ça?

vendredi 17 avril 2009

les satisfactions intérieures (5)

La ville inconnue (fin).
Une grand lassitude envahit Suzanne. Elle ferma les paupières et tout fut noir, elle les rouvrit, le visage de Grand-mère était délicatement posé sur l'oreiller et la respiration était régulière, la peau était lisse et calme, sur les paupières fermées quelques rides bleues couraient, dénotant la vieillesse, mais le visage entier avait quelque chose d'étrangement jeune. Sans faire de bruit Suzanne se leva. L'ombre était dans la pièce, seule la petite lampe près du lit était allumée. Il régnait un silence d'une froideur extrème, elle s'approcha de la commode et ouvrit le tiroir.
Elle prit les photos.
- Erly!
Nous serons loin bientôt pourquoi se tracasser.
- Erly, je n'aime pas ce train, il fait trop de bruit, et puis il n'y a que des gens étrangers.
- Nous allons bientôt arriver.
- Est-ce une ville que je connais?
- Enfants nous y jouions, et puis il y a une route qui monte vers les champs.
Elle remit les photos et rapidement referma le tiroir, la tapisserie glissa, frôlant ses mains et retomba sur le meuble. Elle sortit de la pièce et descendit l'escalier. La chambre d'Erly était vide. Elle alla dans le magasin, tout était sombre, une lumière verdâtre éclairait faiblement les bocaux où les bonbons d'une couleur livide s'agglutinaient parmi la poussière et les longues toiles d'araignées comme des voiles suspendues en équilibre dans le vide. Elle sortit rapidement dans la rue, la nuit était calme, le ciel était sombre et au loin le feuillage grisonnait, la lune scintillait comme un mince croissant phosphorescent. Elle commença à gravir la côte.
- N'y a-t-il pas une rivière?
A moitié lasse, recouverte d'une carapace molle et gluante comme des cheveux de noyés.
Et un pont.
Le bois est mort, des trous vivants s'infiltrent et le rongent.
Autrefois il y avait la mer.
On peut la voir encore vers l'horizon, son écume est blanche le matin, rouge le soir.
En haut, les champs s'étendaient à perte de vue, et plus loin il y avait une petite forêt pleine d'ombres, elle s'arrêta et resta immobile (où aller?) regardant vers l'horizon.
- Erly, pourquoi allons-nous là-bas?
- Je ne sais pas, il faut parfois revoir les villes où l'on a vécu.
- Je ne me souviens de rien, étais-je si jeune?
- Oui, et moi aussi.
- Qui habite là-bas?
- Une vieille femme.
- Je ne me souviens pas d'elle.
- Je revois ses yeux noirs.
- Peut-être nous a-t-elle aimés.
- Je ne sais, elle ne disait rien, elle vivait une vie intérieure.

mardi 14 avril 2009

les satisfactions intérieures (4)

La ville inconnue (suite).
Gabrielle.
Les instants s'effaçaient, lentement s'éteignait la clarté, et la lampe brûlait dans le silence. Il y avait maintenant une heure que Grand-mère était assise devant sa table de toilette et qu'elle fixait d'un regard hanté son visage extrémement vieux où la bouche n'était plus qu'une plaie de rides. Elle ne faisait pas le moindre effort pour recomposer son attitude et Suzanne ne bougeait pas, la surveillant, le coeur serré, à demi dans l'ombre pour ne pas imposer sa présence.
Grand-mère avait parlé, raconté une histoire et maintenant elle murmurait encore des mots qui demeuraient inaudibles et mouraient sur ses lèvres tremblantes. Les yeux semblaient rivés dans un visage où la chair prenait une teinte de décomposition.
Elle s'appelait Gabrielle et une malédiction pesait sur sa famille. Suzanne le savait bien un peu puisqu'ils étaient, Erly et elle, en voie de non-progéniture.. Elle l'avait lu dans les lignes de sa main et dans les yeux de son coeur : les hommes ne l'attiraient pas et leur contact physique la rebutait. Mais Gabrielle avait une autre histoire, plus farouche encore. Elle semblait se souvenir de tout, de ses moindres gestes, et elle faisait réapparaître des personnages jusque-là inconnus. Dans la lumière diffuse des morts ouvraient des portes closes, se faufilaient dans la chambre, faisaient des gestes étranges, à la manière des brumes flottantes qui s'accrochent aux arbres quand le soleil n'est pas encore levé. Des maladies diverses avaient atteint son coeur de femme, mais elle ne semblait pas souffrir. Elle n'avait pas toujours habité cette ville déserte, mais elle ne voulait pas se souvenir du pays lointain où elle avait grandi. Une nostalgie pesait sur elle, avec l'inquiétude de devoir fuir. Sa mère était malade. Harrassés, ils étaient venus s'installer ici. Tout de suite, ils se terrèrent dans cette modeste épicerie, occupant les pièces, ne voulant déjà rien changer de ce qui avait été établi avant eux. Les gens se pressaient aux vitres sales de la boutique comme des curieux devant un aquarium. Ils riaient, montraient du doigt. Comme un mannequin sans âge, sa mère restait toujours à attendre les clients, dans un coin de la pièce, à demi suffoquée par l'ombre et la poussière. Les gamins entraient chercher des bonbons, les parents le leur défendirent : ils vinrent les voler. Ils entraient et ressortaient rapidement en riant après avoir pioché au fond des différents bocaux qui traînaient sur les étagères. La sonnette résonnait dans la tête de Gabrielle. Enfermée dans sa chambre, elle attendait les visites quotidiennes de son père. Mais il s'absentait souvent. Avant chaque départ il donnait à sa fille une nouvelle poupée.
Les gens se lassèrent et ne vinrent plus lorsqu'ils comprirent que la femme allait mourir et un matin Gabrielle la trouva sans vie, assise sur une chaise dans le fond de la boutique, alors que l'aube éclairait les bocaux d'une lueur blafarde. Ils l'enterrèrent tous les deux, son père et elle, à la nuit tombée, et leurs ombres réveillèrent les gens. A partir de ce moment ils ne parlèrent tous que des hommes noirs qui rôdaient la nuit dans la ville, et ils ne sortirent plus, fermant leurs portes à clé dès que le soleil se couchait. De plus en plus Gabrielle se repliait sur elle-même. Son père s'absentait des semaines entières. Parfois, il restait avec elle, assis sur le canapé, des poupées plein les bras. Elle ne disait rien, le regardait jusqu'à ce qu'il s'endorme. Alors elle se levait et jetait une couverture sur son corps. Elle ne le toucha jamais, le sentiment de respect et de vénération qu'elle éprouvait pour lui était sa seule raison d'exister. Un matin, un an après la mort de sa mère, elle fut réveillée par des appels. Elle retrouva les hommes noirs dans le jardin. A leurs pieds gisait le cadavre de son père. Comme l'aube approchait en rampant sur le sol, ils durent fuir et elle l'enterra de ses propres mains. Un sentiment de frustration rendait ses yeux hagards. En rentrant dans sa chambre elle s'aperçut brusquement qu'aucune des poupées n'était intacte, elles avaient toutes quelque chose de brisé.
Ainsi voulut-elle bien ouvrir sa vie pour que Suzanne la partage, mais lorsqu'elle se fut couchée, ses cheveux blancs répandus sur ses épaules, le visage baigné d'une grande lassitude, Suzanne comprit qu'elle n'avait pas pour autant pénétré son mystère. Elle lui avait montré les photos, dans le tiroir de la commode, et elle avait reconnu la vague ressemblance qui faisait du père de Gabrielle un autre Erly, mais celà ne suffisait pas à expliquer leur présence dans cette maison lugubre.

dimanche 12 avril 2009

les satisfactions intérieures (3)

La ville inconnue (suite).
Erly.
Croyant Suzanne volontairement emmurée, Erly hésitait toujours à profiter de ses vacances pour son propre compte. Il cherchait encore une excuse, une façon de présenter les choses. Fuir pour retrouver l'angoisse, le besoin d'angoisse qui montait dans son corps. Lorsqu'ils étaient dans le parc, à la tombée de la nuit, il la regardait, immobile, et son front était absorbé, ses yeux rapides et ses mains fiévreuses. La croyait-il loin de lui? Elle était à quelques pas, pénétrée d'un envoûtement maléfique, et sa main seule eut suffi à dérider ses yeux, mais il y avait déjà longtemps qu'il ne la glissait plus dans ses cheveux.
Dans son regard se mesuraient les contemplations lointaines et les nouvelles fixités qui, du fond de la chair, montaient jusqu'à ses yeux pour restreindre son désir de tendresse et ameuter son instinct d'agressivité.
Un soir, peu de mois après leur arrivée, tout devait commencer.
Suzanne glissait, sans en avoir l'air, dans un univers où tout lui semblait offert, et la trame des fils d'argent qui soutenait son coeur n'était peut-être qu'un piége où l'attendaient quelques noirs desseins, mais la perte d'une vie n'était rien au prix des sombres enlacements où son imagination, entretenue par la vision de découvertes toujours renouvelées, l'égarait.
Elle ouvrit la porte et laissa la lampe dans l'anneau. L'escalier prit une teinte fluide au-dessus d'elle, les marches supendues qui se perdaient dans l'obscurité attirante, entre les murs livides chargés de lézardes. Elle n'avait pas besoin de lumière, dans la chambre la lucarne lui suffisait au-dessus d'elle, avec, trouant l'amas fragile des poussières supendues, la lumière vacillante du crépuscule.
La lourde tapisserie était à demi écartée, révélant la commode luisante où s'éveillait la laque la plus douce et la plus achevée, réhaussant les cercles d'or des anneaux d'un luxe équivoque qui retenait la faible lumière et rejetait les autres meubles dans un retrait surchargé de poussière. Elle avança, les yeux agrandis, et entendit au loin le tic-tac d'une horloge. Elle s'arrêta et le bruit disparut. Elle se remit en marche et il revint, trouant le silence. Les yeux des poupées la fixaient et, lentement, le jour décru laissa peser sur les objets un poids nouveau, à ses yeux largement écartés les ors de la commode s'estompèrent et elle perdit pied. Mais ses mains saisirent les anneaux et les tirèrent, elle sentit le tiroir s'ouvrir et venir à elle, et de nouveau ses mains glissèrent et cherchèrent les photos. Elles étaient là, plusieurs piles méticuleusement rangées côte à côte. Elle les toucha dans l'obscurité maintenant complète, les yeux démesurément agrandis pour saisir le pouvoir secret qu'elles pouvaient lui révéler.
La lumière, presque violente, la fit sursauter. Elle se retourna, les photos à la main, Erly était à l'autre bout de la pièce, présent et droit. Il s'approcha lentement.
- Que fais-tu là? dit-il.
- Regarde, dit-elle, ce sont les photos.
- Laisse ça.
Il avança la main pour les saisir, elle recula.
- Pourquoi? demanda-t-elle.
Il avança encore et elle se retrouva prise contre le meuble.
- Laisse-moi les regarder, dit-elle.
- Non. Pose-les et quitte cette chambre.
- Mais pourquoi?
Il avait encore tendu la main, elle avait replié son bras en arrière pour cacher les photos.
- Je voudrais simplement les voir, dit-elle.
- Remets-les et quitte cette chambre.
Elle posa les photos.
Grand-mère se tenait dans l'encadrement de la porte, blouse blanche et yeux noirs, elle les fixait sans bouger.
- Je vais sortir, dit Suzanne.
- Tout de suite, dit-il, furieusement.
Il se retourna et la vit, son visage se crispa.
- Que fais-je ici? ironisa-t-il en la fixant, les yeux brillants.
Elle le regarda, puis s'avança lentement.
- Celà ne me fait rien que vous soyiez dans ma chambre. Ce qui m'étonne, ce serait plutôt de ne pas vous avoir vu sortir depuis que vous êtes arrivé.
- Cette ville a la singularité d'être pourrie. Je n'y ai jamais vu personne la nuit. Connaissez-vous les habitants?
- Ma fois non, dit-elle, je n'ai pas cette chance. Et vous?
- Pas encore.
- Eh bien vous ne l'aurez jamais. Personne ne sort le soir, ici.
Il y avait une sorte de fierté blessée et hautaine dans son regard.
- Pourquoi? dit-il. Pourquoi ne sort-on pas, ici?
- Les gens disent que la nuit est habitée.
Elle s'assit à sa table de toilette.
- Comprenez-vous celà : habitée?
- On dit aussi que des hommes rôdent la nuit, ajouta-t-elle. Le saviez-vous?
Le coeur de Suzanne se mit à battre et elle entendit l'horloge.
- J'aimerais, dit-il, les rencontrer.
- Ils ne s'occupent que des morts.
Il s'approcha d'elle, pas à pas.
- J'ai vu des jeunes filles, dit-il.
Elle repoussa sa chaise et se leva, blafarde, furieuse.
- Elles ne s'occupent que des affamés!
- Je suis un affamé.
Ils se trouvaient face à face.
- Ce soir, dit-il doucement, je rentrerai rassasié.
Elle trembla, son visage tremblait, ses lèvres blanches se crispaient, une pâleur livide abîmait ses joues.
Tout à coup il se pencha sur elle.
- On m'a laissé entendre, dit-il tout bas, que je ressemblais à votre père.
- Qui vous a dit celà? cria-t-elle.
Suzanne entendit l'horloge. Erly s'écarta. Grand-mère s'approcha en chancelant du lit, le visage comme un masque de pierre.
- Pourquoi nous avoir fait venir? dit Erly sans cesser de la fixer.
Mais elle ne répondit pas, elle s'était immobilisée près du lit.
- Pourquoi cette folie? insista-t-il. Qu'espériez-vous de nous?
Suzanne fit un pas vers lui.
- Grand-mère est fatiguée, dit-elle, nous devrions la laisser maintenant et regagner nos chambres.
Elle entendit sa voix résonner dans sa tête, comme si elle ne lui appartenait pas. Grand-mère s'assit sur le lit, les yeux baissés au ras du sol.
- Avez-vous peur, continua Erly, qu'une malédiction tombe sur votre maison?
Pas de réponse. Il tendit le poing vers elle :
- Dans ce cas, j'emménerai Suzanne avec moi!
- Non! cria Suzanne.
Elle toisa Erly :
- Je ne veux pas sortir! Je veux rester ici! et, se tournant vers Grand-mère : Ne me chassez pas, je vous aiderai à vous dépeigner.

les satisfactions intérieures (2)

La ville inconnue (suite).
Grand-mère.
Grand-mère détesta Erly dès le premier jour et ce furent tout de suite des scènes incroyables auxquelles Suzanne eut le tort de se mêler : "Vous êtes très puissant, disait Grand-mère, que ferez-vous de votre force plus tard?" - "Je la mettrai sous globe!". Leurs yeux se mesuraient, elle restait impitoyablement immobile, il ne cessait de marcher de long en large, le visage difficilement aimable. "Si j'ai un jour la chance de vous rencontrer dans l'autre monde, disait-elle, j'aurai plaisir à vous déchirer de mes ongles". Il présentait alors son visage au bourreau en écartant les bras : "Pourquoi pas tout de suite?" mais sans doute était-il trop beau pour de si sombres desseins, aussi se contentait-elle de le déchirer du regard profond de ses yeux noirs.
Mais était-elle vivante? Dans la rage tremblante qui semblait toujours l'habiter, elle restait du côté de l'ombre, à peine effleurée par les lampes qui l'éclairaient. Etait-ce la poussière accablante, elle faisait partie du monde opaque et silencieux qui l'entourait dans le mystère de son visage fermé, la fierté de ses lèvres closes et la dureté de ses yeux brûlants. Elle ne faisait pas le moindre bruit et, en fait, n'y aurait-il eu aucune difficulté à s'entendre avec elle et à passer d'agréables vacances si Erly n'avait été en si bonne santé physique et en si mauvaise santé morale. Ces deux êtres maniaques et toujours sur le qui-vive échangeaient des propos qui auraient dérouté les personnes les plus extravagantes. Dès le premier coup d'oeil ils étaient partis de plain-pied dans le monde du baroque comme s'ils se connaissaient depuis de nombreuses années.
La nuit, ici, était belle, et dans la solitude de cette ville morte la lune venait parfois caresser Suzanne par la fenêtre ouverte. Elle préférait souvent être seule et Erly le lui reprochait vivement, elle ne trouvait rien à lui répondre, n'ayant à justifier qu'un besoin d'étrangeté, et il repartait mécontent dans sa chambre. Son mécontentement n'arrivait pas à la toucher et il en souffrait. Douce et mystérieuse, les yeux mi-clos, elle pénétrait dans le royaume de l'ombre. Une intimité, qu'elle souhaitait du fond du coeur, lui fut offerte par cette vieille femme maladive et instable parce qu'elle savait reconnaître la valeur du silence. Le soir, Suzanne pénétrait dans sa chambre pour la peigner. Assise devant la glace de sa table de toilette, Grand-mère retirait d'un geste nerveux sa broche, et ses cheveux blancs se répandaient sur ses épaules. Le regard qu'elle s'adressait était sans pitié, elle se savait vieille, cassante, et ses rides ne lui échappaient pas.
La fièvre intérieure qui la rongeait correspondait à l'imagination de Suzanne. Elle se plaisait à la croire inaccessible et ne faisait rien pour se la rendre présente. Elle serait restée des années entière à la servir sans jamais lui demander pourquoi une cinquantaine de poupées brisées encombrait sa chambre ou pourquoi tous les meubles, sauf une vieille commode cachée derrière une tapisserie, n'avaient jamais été nettoyés depuis une dizaine d'années. Le visage et le corps de Grand-mère étaient d'une propreté rigoureuse, comme un cadavre embaumé, pourtant, lorsque la lumière de sa lampe de chevet s'inclinait, les ombres faisaient partie de sa peau et les yeux noirs des poupées avaient le même reflet étincelant que son propre regard. "Voulez-vous voir ma vie? disait-elle en fixant son miroir d'un air étrange. Je n'ai rien à offrir, pas même quelques regrets. Tout ce qui m'entoure reste à jamais secret".

samedi 11 avril 2009

les satisfactions intérieures (1)

La ville inconnue.
Suzanne.
Sans doute faudra-t-il parler un jour de ces rêves qui habitent les gens comme les événements malsains d'une présence étrangère. Une nuit, Suzanne se réveilla d'un seul coup, le coeur battant, dressée sur son lit tandis que résonnait le bruit monotone d'une horloge dans le silence minutieux. Elle eut vite fait d'ouvrir sa fenêtre et la lune l'éclaira aussitôt, elle devait être très pâle, et les bruits étaient morts. Dans sa chambre, Erly n'était plus là, elle descendit dans le jardin, mais tout autour d'elle le silence l'impressionna. Elle resta immobile.
Alors qu'elle avait besoin de lui, Erly était tombé amoureux de Françoise. Un soir comme les autres, ils reçurent un mot de Grand-mère. Elle les priait de venir la rejoindre. Suzanne ne voulait pas y aller, mais Erly tendrement prit soin de son manque de soins à son égard pour l'inviter à de vraies vacances en sa seule compagnie. A vrai dire, elle ne connaissait pas Grand-mère, elle ne l'avait jamais vue. On la disait dure, repliée sur elle-même dans une ville étrangère, vivant dans un climat difficile. Suzanne détestait la facilité, mais en ces heures troublées où son exaltation subissait de graves échecs, elle avait plutôt besoin d'oubli, d'enlisement. Erly était un homme, maintenant, et la compagnie des femmes ne lui réussissait guère. Si autrefois elle avait aimé le questionner, aujourd'hui une seule attitude avait raison d'elle : elle le voulait à elle toute seule. Mais sans doute avait-elle vieilli elle aussi. Elle se voyait des rides, une pâleur incertaine. Avant, lorsqu'elle fréquentait encore "les gens", ils disaient partout qu'elle n'était qu'une enfant. Mais la nuit, de fréquentes nausées la surprenaient, et elle sentait en elle le besoin immédiat de mourir pour regagner la nuit qu'elle admirait. C'est pourquoi, définitivement résolue, elle décida de céder et de partir vers cette ville inconnue.
Grand-mère était dure et insaisissable. Pour Suzanne, qui n'avait plus l'habitude de faire la différence entre les défauts et les qualités, elle la trouvait cruelle. Elle portait constamment une blouse blanche, et ses cheveux blancs étaient relevés en une coiffure haute et large, dégageant un visage mince et très pâle où les yeux, noirs et aigus, étincelaient d'une flamme tantôt violente et tantôt maladive. Elle tenait un magasin qui, autrefois, avait été suffisamment prospère lorsque les gens avaient encore pour sa famille quelque curiosité mais qui, très vite, déclina à cause du peu de soins dont elle l'entretenait. Et rapidement la maison resta nue et abandonnée, bientôt flétrie par l'âge et l'inconfort. Aucune réparation n'y fut autorisée et la tapisserie s'en alla en lambeaux, révélant d'étranges bêtes noires qui couraient la nuit sur les murs. La poussière et la saleté régnaient partout. Grand-mère habitait une mansarde, presque un grenier, sans fenêtres, avec un vieux lit dont le sommier en bois était constellé de petits trous noirs. Il y avait dans cette pièce une cinquantaine de poupées, assises à même le sol ou bien couchées sur des chaises et sur un vieux canapé désossé. Elles avaient toutes quelque chose de brisé : la peau déchirée, les yeux arrachés ou simplement une robe lapidée, une main pendante. Elles exhalaient une affreuse poussière qui vous prenait à la gorge, elles étaient hideuses, maquillées de façon choquante, peintes sur tout le corps de caractères bizarres que Suzanne ne pouvait pas déchiffrer mais qui lui semblaient être un code familial qu'elle avait appris étant jeune, qui l'avait fait rire et qui avait hanté certains de ses rêves.
Elle avait une petite chambre, au premier, assez mal rangée mais d'une certaine propreté. Erly, par contre, habitait une autre mansarde au second, qu'il eut vite fait de transformer. Il aurait voulu en faire autant avec la sienne, mais elle résista. Un sentiment confus de participation résidait en elle. Sans doute fit-elle bien de s'infiltrer du côté de l'ambiguité, car Grand-mère lui en sut gré et ne poussa ses invectives qu'à la face d'Erly. Ce fut une de leurs premières disputes et la première contradiction entre eux deux. Manifestement, il la crut derrière une barrière, rejoignant une vieille femme insensée. En fait, Grand-mère attirait Suzanne dans ses filets.

jeudi 2 avril 2009

les vacances de Nicole (14)

Vendredi 1er juillet.
Eh bien ça y est, Nicole est de nouveau dans le train!
Jusqu'à présent, tout baigne : elle n'a pas raté le bus de 9h, elle n'a pas raté le train de 11h12.
Hier soir, jeudi, tout s'est très bien passé : elle appréhendait de retrouver Betty et Claude, débarqués pour une semaine de vacances. Elle est allée les voir à 19h45, dans l'appartement du Trio Infernal. Sans avoir de sympathie particulière pour le couple, elle reconnaissait un certain charme à Claude, qu'elle voyait souvent au bureau pour les appels d'offres. Après l'apéritif, elle est restée avec eux pour dîner, et Manuel les a rejoints vers 21h. Il semblait décontracté et il a accepté un verre de vin. Il avait amené du shit. Nicole en a fumé avec lui, mais les autres n'ont pas voulu en prendre. Ensuite, ils les ont laissés (Betty et Claude étaient fatigués : ils avaient passé toute la journée dans le train, et puis la chaleur était accablante et ils avaient déjà pris leurs premiers coups de soleil). Nicole et Manuel ont mis le matelas par terre, pour épargner les lattes, et ils ont fait l'amour. Ils étaient très tendres, presque amoureux. Et puis il est parti, emportant le vélo de José, pendant qu'un orchestre, devant la piscine, jouait du rock. Nicole a entendu sonner 23h avant de s'endormir. Auparavant, à 14h, José était venu la chercher pour aller à la plage une dernière fois. Il faisait chaud et il y avait pas mal de gens à poil. Un mec est venu parler à José. Un autre type, superbement musclé et bronzé, a fait son cinéma : il a fait l'aller et retour sur la plage, en slip boxer de couleur claire, en se dandinant au son de la musique de son baladeur. Il avait un cul superbe, très musclé. Malheureusement, il n'a pas voulu enlever son slip pour le leur montrer.
Ce matin, à 10h, elle a revu José à Perpignan, avant de prendre le train. Elle l'a longuement remercié pour les 15 jours qu'il a bien voulu lui consacrer, lui qui n'aime pas spécialement la compagnie des femmes. Elle a même décidé de se mettre à la recherche de vieilles cartes postales comme il les aime, pour les lui envoyer. Elle écrira aussi à Manuel pour lui dire combien elle a apprécié sa présence et sa façon de lui faire l'amour.
Et maintenant que le long voyage de retour a commencé, elle a hâte de se retrouver chez elle...