Deuxième Partie : Joelle
Le conflit n'avait duré que quelques jours, mais il avait multiplié les ravages. De tous côtés, conscients de leurs faiblesses, humiliés dans leur arrogance de victoires définitives qui n'avaient abouties qu'à de sordides destructions, les technocrates de la nouvelle génération se mirent en branle, se relayant jour et nuit pour envisager, élaborer et concrétiser des stratégies sophistiquées de renouveaux utopiques et de rajeunissements planétaires.
Finies les jolies plages de sable fin avec les petites amazones aux doigts de fée manucurés. Les touristes avaient été priés de regagner leur domicile et de se procurer le matériel élémentaire pour la survie de leur espèce.
Joelle se leva et marcha lentement vers la terrasse. Tout autour d'elle, des portraits grand format de sa beauté vieillissante ornaient les murs. Elle regarda longuement la piscine qui miroitait à ses pieds. Tout en bas, dans le grand atelier qui avait été construit spécialement pour lui, Marc, son mari, travaillait avec son personnel sur les plans et la maquette du palais du nouveau président.
Elle n'avait aucune envie d'aller lui dire bonjour. Elle préférait se rendre dans les appartements privés de son petit-fils, Sabuni, qu'elle avait réussi à sauver, après la mort de sa fille.
"Tu m'es apparu comme une déesse antique, lui avait dit Sabuni, comme la fille du créateur. Dans ces ruines qui m'entouraient, tu étais la seule à me tendre la main, pour me relever, pour que j'atteigne ta hauteur. Je t'en serai reconnaissant toute ma vie, et je t'honorerai jusqu'à ma mort".
Le jeune homme avait l'enthousiasme de ses 16 ans, mais plus que jamais, après l'engloutissement de V***, il ressentait l'exaltation d'un jeune dieu, prédestiné par de lointains ancêtres, a être l'incarnation d'une détermination, qui n'avait rien à voir avec l'Amour ou la Haine, mais qui remontait bien plus loin, jusqu'à cette colère mythique qu'il avait lue dans les textes anciens et qui le dynamisait au-delà du possible. Il se pensait invulnérable, il en avait l'assurance et il ne pouvait plus en douter.
"Mère!" s'écria-t-il lorsqu'elle entra dans ses appartements. Elle aimait qu'il l'appelât "Mère". Elle savait qu'il travaillait, lui aussi, pour le président, mais elle ne se mêlait pas de ses travaux, elle percevait seulement un au-delà presque surnaturel qui lui échappait mais dont elle appréciait l'effet bienfaiteur sur elle-même, car depuis qu'ils s'étaient retrouvés, elle ne faisait plus les cauchemars qui lui avaient rendu la vie si difficile.
Lentement, pas à pas, Sabuni lui dévoilait quelques secrets. Il la sentait réticente, mais non fermée à ses projets. Elle avait seulement le vertige lorsqu'il lui rendait compte de toutes les stratégies qu'il proposait au président afin de restructurer une planète que les conflits avaient asphyxiée et réduite à l'état de zombie désarticulé.
Pourtant, il ne pouvait aller jusqu'au bout de son désir de lui faire partager tout ce qu'il ressentait. Il en souffrait car il aurait voulu qu'elle soit le tout auquel il aspirait : sa complice, son amie, sa mère. Elle se débattait encore dans des contradictions qu'il ne comprenait pas et qui faisaient obstacle à la perfection d'une entente dont il avait besoin car elle était la seule, l'unique. Il le savait, il le ressentait : aucune autre femme ne pourrait lui apporter la plénitude qu'il lui fallait absolument pour s'accomplir tout à fait.
Joelle sortit rassérénée des appartements de son "fils". Elle ne voulait plus entendre parler d'intermédiaires, de cette fille qu'elle aurait eu et qui lui aurait donné cet enfant. Elle se sentait mère absolue.
En remontant le long de la piscine, elle sourit aux trois jeunes filles qui s'ébattaient dans l'eau. Marc les appelait "ses trois Grâces". Il aimait s'entourer de gamines pour travailler. Leurs mouvements grâcieux dans l'eau claire lui rafraichissaient l'esprit, encombré par tous les plans compliqués que lui réclamait son travail. Elle le trouva en contrebas du salon, en train de dessiner et de peindre, mais elle n'alla pas lui parler. A peine s'était-elle rendu compte que son dessin n'était plus aussi précis qu'auparavant. Peut-être s'était-il remis à boire, peut-être avait-il la sensation que son avenir était incertain et qu'il pouvait tomber en disgrâce d'un jour à l'autre. Il leva les yeux vers elle, mais elle avait déjà disparu. Il ratura le dessin qu'il venait de commencer. Ses cheveux s'étaient blanchis et raréfiés. Son allure n'était plus aussi assurée. Il ne tremblait pas encore mais il se savait sur la pente d'un déclin inéxorable. Il n'avait plus aucune nouvelle des siens et il avait peur de se renseigner. Dans cette maison qu'il avait construite il se surprenait à se croire en otage. Il ne sortait presque plus, il ne voulait pas voir la ville. Lui qui avait tant voyagé, tant souri devant des monuments bizarres ou incongrus, tant bâti de maisons dans ses rêves d'adolescent , il se retrouvait enfermé dans son ultime accomplissement, comme au fond d'un tombeau qu'il aurait pris soin de rendre incontournable.
Il avait eu quelquefois l'envie d'en finir, mais un espoir confus le maintenait en équilibre, un espoir qui certainement le décevrait s'il s'accomplissait, mais qui constituait une infime poussière d'illusion. Il se leva, faillit se verser un verre d'alcool mais les trois filles dans la piscine l'en dissuadèrent. Elles riaient en s'aspergeant d'eau. Il s'approcha pour mieux les voir. Il aurait pu se jeter au milieu d'elles, mais aucune pensée érotique ne l'habitait. Il marcha le long de la piscine, les regarda, leur fit des petits signes amicaux avant de remonter vers le salon. Il aimait encore Joelle, mais elle lui échappait. Il l'avait sans doute adulée mais il devait bien reconnaître aujourd'hui qu'il n'avait entretenu qu'une image. Il l'avait voulue dans ses peintures, dans ses dessins, mais la femme se dérobait. Il entra dans sa chambre, s'assit devant sa table à dessin. Machinalement, il déplia quelques feuillets. Des murs, des salles immenses, des escaliers... des prisons, encore des prisons. L'envie d'alcool lui barra l'estomac, mais il résista un instant. D'une main presque tremblante il ouvrit le petit tiroir de son secrétaire. Lentement, comme pour un cérémonial d'église, il prit son petit calepin de cuir noir et l'ouvrit. La photo de Suzy, avec sa bouche rouge et ses boucles dorées lui fit monter les larmes aux yeux. Son château de sable sembla s'enliser et il ressentit vraiment le vide qui l'oppressait.
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