lundi 10 novembre 2008

La mort de Pierre

Je regardais au-dessus de moi en me disant que, parfois, j'avais la chance d'être en bonne santé. L'autre soir, nous reçûmes Pierre et Andrée à dîner. Pierre avait enduré bien des déboires depuis quelques années. Après son opération de la prostate, il avait dû subir les conséquences d'un cancer du colon. Il disait souvent en plaisantant que personne ne l'ayant jamais sodomisé, cette perspective restait du domaine des fantasmes non réalisables. A 70 ans, je lui trouvais une forme époustouflante, en regard des multiples jérémiades de gens bien portants, hommes et femmes, dont je subissais tous les jours au bureau les interminables dérélictions (déjections). Il faut dire aussi qu'il avait trouvé en Andrée la compagne attentive et prévenante que sa première femme, devenue lesbienne au Maroc, lui avait toujours refusée. Mais Pierre demeurait d'un esprit très lucide. Il disait fréquemment que sa vie avait été "riche et bien remplie". Il se tournait volontiers et sans illusions sur son passé en sachant pertinemment que l'avenir lui était compté, dans les ans et dans les mouvements. Il refusait le fatalisme, même s'il s'avouait vaincu d'avance, particulièrement vulnérable en ce qui demeurait tout de même inébranlable : le vieillissement. J'évoquais récemment la mort, mon suicide manqué, cette fausse noyade aux bords de la Loire (à moins que ce ne fût aux bords du Cher, restons-en là) comme une victoire factice sur le destin, la fatalité, le durcissement de l'esprit face à la mort, toutes ces choses qui, mises bout à bout, ne veulent rien dire mais prises séparément peuvent devenir obsédantes jusqu'à la folie. Resté seul dans son duplex à Montivilliers, Pierre serait devenu la proie des flammes de l'enfer, la jubilation du démon, mais remarquablement pris en charge par une âme-soeur, un puits de vertu, il refaisait surface après chaque attaque, chaque nouvelle prise de risque face à la maladie, le bistouri imperturbable du chirurgien, l'illusion consolante de la table d'opération. Pierre se savait désespérément opérationnel, sa chair avait été prise en charge, il ne risquait plus rien. Comme dans les peintures de Bacon il traînerait ses organes de canapé en lavabo, sans se plaindre parce que "sa vie avait été formidable" et que son amie d'aujourd'hui le comblait de bonheur. Il répétait d'ailleurs tous les jours, comme un leit-motif wagnérien "Andrée, tu es merveilleuse!". Son amour du prochain se confinait désormais à sa partenaire définitivement sanctifiée. Je lui trouvais une allure hors du temps, un feeling extraordinaire, comme si les épreuves, les intempéries de sa destinée l'avaient forcément propulsé hors des limites ordinaires. Les massacres et les procès du temps présent le trouvaient hors d'atteinte, incroyablement confiant et parfaitement indifférent parce que sa chair avait trop souffert, charcutée à droite et à gauche par des mains expertes qui l'avaient obligé à se retirer en lui-même, à s'explorer comme un vivant en sursis, et à voir ses organes à la loupe : mon coeur bat encore chaque matin et il faut que je change la poche qui me sert d'anus. Dans les grands feuilletons à la mode, on attrape un cancer, et on meurt dans des draps immaculés, on ne va pas sortir son anus et le mettre au milieu de la table en disant aux invités "Voyez comme il vit encore! Il respire et il se débat, face à l'échéance prochaine d'un trépas programmé". Dans la problématique d'un au-delà hypothétique, Pierre pouvait se prévaloir d'une assurance : la mort le contemplait avec patience et il frémissait chaque matin d'avoir encore pu lui échapper la veille.

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