vendredi 21 novembre 2008

La Mort dans l'âme

Isolde est sur un bâteau.
Elle a quitté l'Irlande pour se rendre en Cornouailles afin d'y épouser le roi Marke, dont elle se moque éperdument. Elle n'a d'yeux que pour Tristan, mais Tristan se dérobe. Autrefois, blessé, il fut sauvé par elle. Et maintenant il la livre à Marke, son oncle. Elle refuse de descendre du bâteau s'il ne vient pas s'expliquer avec elle. Il vient, elle a préparé un breuvage de "réconciliation". Un poison, sans doute, pensent-ils. Réconciliation, oui, mais dans la Mort.
Philtre de Mort ou Philtre d'Amour? Patrice Chéreau, qui a mis en scène l'ouvrage à la Scala l'année dernière, parle tout simplement, dans la notice qui accompagne le DVD, d'un Philtre d'eau plate.......
Richard Peduzzi, lui, le complice de Chéreau pour ce spectacle (et pour bien d'autres) a construit trois décors, qui sont trois prisons : le bâteau (acte I), les murailles du parc royal (acte II), une pièce du château de Karéol (acte III). Lorsqu'à la fin de chaque acte le décor s'ouvrira enfin, ce ne sera pas pour apporter la délivrance, mais bien au contraire pour confirmer la tragédie. A l'acte I, alors que les amants se sont enfin avoué leur amour, on les arrache des bras l'un de l'autre pour les livrer au mariage honni. A l'acte II, après une nuit d'amour, si le parc s'éclaire, c'est pour ouvrir la voie au roi Marke, venu constater son infortune. Et au 3è acte, alors que Tristan meurt de son incurable blessure, la porte s'ouvre pour livrer Isolde, enfin revenue, mais aussi le roi, accompagné d'hommes armés qui vont précipiter le drame.
La Mort est présente partout, dans l'opéra, dans le présumé philtre, dans l'étreinte, dans la blessure. Et Marke, le roi cocu, qui accourt à la fin pour pardonner, n'a rien compris : le philtre n'est pas le coupable de son déshonneur, puisque Tristan et Isolde s'aimaient déjà, et que la coupe qu'ils ont échangée sur le bâteau ne contenait que de l'eau plate.
Les cocus n'ont le beau rôle que dans les comédies. Dans les tragédies ils sont tout juste pathétiques.

lundi 17 novembre 2008

Le Bienvenu

Nous formions toute une bande de copains et de copines, il y avait Claude, Bernard et la Dougoue. Il y avait Christelle et son bar Le Bienvenu, et c'est vraiment là que nous nous sommes éclatés. Bernard débarquait avec sa nouvelle conquête, et nous allions piqueniquer s'il faisait beau, ou on s'enfermait chez l'un ou chez l'autre pour picoler et bouffer n'importe quoi. Et puis comme Bernard finissait toujours par s'engueuler avec sa conquête, pour une histoire de vaisselle sale ou de ménage disjoncté, nous allions chez la Dougoue voir quel marlou enflammait sa perruque et nous bouffions des chips en buvant de drôles d'apéritifs avant de terminer la soirée au Bienvenu, en se réjouissant d'avance d'une quelconque bagarre.
Christelle adorait recevoir des pédés et des gouines, elle en avait fait son menu ordinaire, mais quelquefois des clients entêtés refusaient le spectacle de ces embrassades particulières. Il s'ensuivait de violents coups de gueule où Christelle refusait de céder. Nous étions tous témoins et partenaires. C'était l'occasion rêvée de se faire traiter d'enculés par de petites frappes de quartier, et nous ne voulions pas rater ça. Maintenant que j'y pense, je crois que c'était vraiment le bon temps, mais nous étions jeunes à l'époque. Nous n'avions pas 30 ans. Et voilà pourquoi aujourd'hui tout me semble idéal. Oui, aujourd'hui, ce n'est pas la même chose. D'accord. Je suis entièrement d'accord. Pas de problème, mais je ne veux pas me lamenter comme toutes ces vieilles connes qui disent "Mon Dieu, ce n'est plus comme avant, vous vous rendez compte! Autrefois, nous nous amusions bien mieux que maintenant. Maintenant, il y a tous ces jeunes qui foutent le bordel. Ils ne croient plus en rien!". Non, non, ce n'est pas vrai! Autrefois, nous étions jeunes, et point final. Quand on est jeune, on accepte tout, les nuits blanches et les amours sans lendemains. On accepte la dèche et le fric facile, mais après on s'abêtit, et on se lamente sur le temps qui passe et qui nous fout la gueule à l'envers. Mais on n'accepte pas d'avoir vieilli, alors on s'en prend aux autres, à tous les autres, et surtout aux jeunes. On dit que c'est de leur faute si le monde se fout en l'air, parce qu'ils n'ont plus la foi en rien. Parce que nous, à 15 ans, on avait la foi...Mon oeil! On avait la foi à tirer son coup, c'est sûr, mais certainement pas à combattre la pauvreté ou la dureté de la vie. Ou alors, foutrement, on était le Messie, celui qui ressucite à chaque décennie. Celui qui s'y croit et qui emmerde tout le monde, celui qui veut redresser les damnés de la terre et leur apprendre la providence, la sainte renaissance des coeurs mal-aimés, des oiseaux pourchassés, et des bébés phoques persécutés.
Aujourd'hui, je me souviens de ma jeunesse, je veux dire de mon adolescence, ou encore de ces premières personnes qui m'ont pris dans leurs bras, mais je ne veux pas me ressasser de ces mémorables fornications parce que ce n'est pas vrai que tout est foutu dans le monde, que mon corps et mon âme pourriront après ma mort, même si ça reste pensable. Je veux me souvenir de mes amours passés, je veux que les siècles entiers se souviennent que le bonheur arrive à tout âge, et qu'il n'est pas bon de se lamenter sur le paradis perdu des illusions de sa jeunesse. Je ne veux pas faire écho à ces remarquables prophètes qui tuent l'espoir en enfantant la lamentation des illusoires désillusions. Je refuse l'atavisme des fatalités. Je n'ai pas fait un pacte avec le roi des esprits ou la reine des coches qui fomentent l'actualité au regard des multiples reality-show de la médiatique télévision de mon coeur. Je ne suis pas de tous ces esprits malveillants qui flanchent au premier coup de pétard. Je me construis peu à peu, au fil des années, mon univers de devenir au sein de l'actualité régionale de mes états d'âme. Le fil conducteur de chaque existence subit une direction implacable. La femme-reine sera reine un jour, et l'enfant-dictateur devra bien, au cours de sa vie, assassiner ses meilleurs amis pour parvenir au trône de son irréfutable folie. La répétition de nos agonies -désillusion de nos connaissances- nous oblige à réfléchir sur le sens de nos vies, pauvres petits papillons qui clignotent au regard du monde. Et nous, grandes puissances irréfléchies, nous brassons des milliards de vies passées comme on joue aux fléchettes. Pauvres humains qui croient en leurs dieux infinis parce que l'orgueil est plus fort que la mort qui nous bouffe les ailes.

lundi 10 novembre 2008

La mort de Pierre

Je regardais au-dessus de moi en me disant que, parfois, j'avais la chance d'être en bonne santé. L'autre soir, nous reçûmes Pierre et Andrée à dîner. Pierre avait enduré bien des déboires depuis quelques années. Après son opération de la prostate, il avait dû subir les conséquences d'un cancer du colon. Il disait souvent en plaisantant que personne ne l'ayant jamais sodomisé, cette perspective restait du domaine des fantasmes non réalisables. A 70 ans, je lui trouvais une forme époustouflante, en regard des multiples jérémiades de gens bien portants, hommes et femmes, dont je subissais tous les jours au bureau les interminables dérélictions (déjections). Il faut dire aussi qu'il avait trouvé en Andrée la compagne attentive et prévenante que sa première femme, devenue lesbienne au Maroc, lui avait toujours refusée. Mais Pierre demeurait d'un esprit très lucide. Il disait fréquemment que sa vie avait été "riche et bien remplie". Il se tournait volontiers et sans illusions sur son passé en sachant pertinemment que l'avenir lui était compté, dans les ans et dans les mouvements. Il refusait le fatalisme, même s'il s'avouait vaincu d'avance, particulièrement vulnérable en ce qui demeurait tout de même inébranlable : le vieillissement. J'évoquais récemment la mort, mon suicide manqué, cette fausse noyade aux bords de la Loire (à moins que ce ne fût aux bords du Cher, restons-en là) comme une victoire factice sur le destin, la fatalité, le durcissement de l'esprit face à la mort, toutes ces choses qui, mises bout à bout, ne veulent rien dire mais prises séparément peuvent devenir obsédantes jusqu'à la folie. Resté seul dans son duplex à Montivilliers, Pierre serait devenu la proie des flammes de l'enfer, la jubilation du démon, mais remarquablement pris en charge par une âme-soeur, un puits de vertu, il refaisait surface après chaque attaque, chaque nouvelle prise de risque face à la maladie, le bistouri imperturbable du chirurgien, l'illusion consolante de la table d'opération. Pierre se savait désespérément opérationnel, sa chair avait été prise en charge, il ne risquait plus rien. Comme dans les peintures de Bacon il traînerait ses organes de canapé en lavabo, sans se plaindre parce que "sa vie avait été formidable" et que son amie d'aujourd'hui le comblait de bonheur. Il répétait d'ailleurs tous les jours, comme un leit-motif wagnérien "Andrée, tu es merveilleuse!". Son amour du prochain se confinait désormais à sa partenaire définitivement sanctifiée. Je lui trouvais une allure hors du temps, un feeling extraordinaire, comme si les épreuves, les intempéries de sa destinée l'avaient forcément propulsé hors des limites ordinaires. Les massacres et les procès du temps présent le trouvaient hors d'atteinte, incroyablement confiant et parfaitement indifférent parce que sa chair avait trop souffert, charcutée à droite et à gauche par des mains expertes qui l'avaient obligé à se retirer en lui-même, à s'explorer comme un vivant en sursis, et à voir ses organes à la loupe : mon coeur bat encore chaque matin et il faut que je change la poche qui me sert d'anus. Dans les grands feuilletons à la mode, on attrape un cancer, et on meurt dans des draps immaculés, on ne va pas sortir son anus et le mettre au milieu de la table en disant aux invités "Voyez comme il vit encore! Il respire et il se débat, face à l'échéance prochaine d'un trépas programmé". Dans la problématique d'un au-delà hypothétique, Pierre pouvait se prévaloir d'une assurance : la mort le contemplait avec patience et il frémissait chaque matin d'avoir encore pu lui échapper la veille.

samedi 1 novembre 2008

Le professeur d'anglais a un gros cul

Je me souviens maintenant que j'étais au lycée de Tours et que nous avions un professeur d'anglais qui avait de grosses fesses. A cette époque-là j'allais souvent à Paris pour faire des courses, je veux dire pour aller sur les quais faire les bouquinistes. A cette époque-là il n'y avait pas encore de FNAC et je n'avais pas encore pris l'habitude d'aller dans les grands magasins uniquement pour chaparder. De même, je n'étais pas encore au Havre où je pris, au tout début, la baroque manie de prendre le ferry le vendredi soir pour aller faire mes courses à Londres le samedi matin...
Donc je fréquentais les quais de Paris et je ramenais régulièrement une revue de peinture dont j'ai oublié le nom mais qui avait la particularité d'être écrite en anglais. Je ne l'achetais pas uniquement pour ça, bien entendu, mais surtout pour ses magnifiques reproductions d'Hartung, dont j'étais soudainement devenu fanatique. Et voilà que pour séduire mon professeur d'anglais il me prit l'envie de me faire remarquer. Le jour où il nous donna un devoir à rédiger sur un sujet bâteau, je recopiai purement et simplement des passages entiers d'une des revues consacrée à Hartung. Le jour où le prof nous rendit nos copies, je paniquai à mort. Tout le monde défila devant moi et les notes, commencées à 18/20, se mirent à baisser d'une façon dramatique. Si j'avais voulu me faire remarquer, c'était tout à fait réussi. Le prof me rendit ma copie et j'y lus, en plus de ma note (2/20) une observation qui me sidéra "totalement abscons". C'était la première fois que je voyais écrit un mot parfaitement inconnu. Chez moi, je me précipitai sur le dictionnaire avec le sentiment étrange de m'être fait avoir. Le mot "abscons" signifiait que je n'avais écrit que des conneries.
Je me mis à détester mon prof d'anglais, sa gueule de mâle et son gros cul. Il s'aperçut très vite que je ne l'écoutais plus, que je ne répondais plus à ses questions et il s'en inquiéta. Mes devoirs suivants furent mieux notés, mais il était trop tard : il avait accompli l'irréparable, il était privé de mon amitié. Un après-midi, dans la cour, avant de rentrer en classe, il pavanait, les mains dans les poches de son pantalon. Une copine me fit remarquer "Il ne devrait pas mettre les mains comme ça dans ses poches... celà lui fait des fesses énormes!" - "Ca c'est bien vrai, répliquai-je aussitôt, il a des fesses énormes!".
L'année d'après il ne revint pas, et je le regrettai.