La visite du père (suite).
Il y avait quelques habits dans la chambre de père, des livres, des romans sans nom, et puis, sous le lit, Suzanne vit un rectangle de papier; elle s'agenouilla pour le prendre. A côté de son visage elle vit une grosse araignée noire, dans un coin de sa toile, qui la fixait. Tout en la surveillant elle allongea la main, lentement, pour saisir l'enveloppe. Sa vue se brouilla et elle crut voir des cheveux blancs au sommet du crâne de la bête et des plaques rouges sur son corps. Rapidement, elle tira le papier vers elle, l'araignée bondit, ratant de peu sa main blanche. Suzanne se releva, le coeur battant, la lettre à la main. C'était une enveloppe verte et usée, salie de pouces. Elle avait été décachetée. Elle allait sortir le billet pour le lire quand un bruit la fit sursauter. Rapidement, elle mit la lettre dans sa poche et sortit.
- J'ai commis des fautes, dit père, je sais, énormes, impardonnables. Je voulais qu'on m'obéisse, mais sans broncher, comme un automate saurait le faire, et que l'on souffre, oui, que l'on souffre beaucoup intérieurement, mais que la chair n'en porte pas de traces, que les organes se contractent violemment de l'intérieur mais que l'on ne crie pas. Le silence, le silence, je le voulais imposant lorsque je travaillais, mais lorsque je parlais, lorsque je commandais, il me semblait alors que tout éclatait autour de moi : tout se mettait à bourdonner et j'étais ivre, j'étais fou à l'intérieur de moi-même, comme une bête cachée qui me mangeait, me rongeait, me poussait à lutter, à travailler, à courir au-devant des autres pour profiter en vitesse de tout avec mon corps, avec ma voix. Mon visage changeait, se meurtrissait, se ridait, je ne voyais pas ma laideur, mes gestes, mon corps, mes habits, je ne voyais rien, ni ma façon de marcher, ni ma façon de boire, ni ma façon d'écrire. Quand je regardais une glace, c'était pour me peigner, faire des gestes, mais je ne me voyais pas, je ne voyais pas les autres, je ne voyais rien. J'étais porté au-devant de tout et je marchais toujours, même dans mon sommeil, je pétrissais des chairs et des mains et des crânes sans savoir ce que je faisais, le regard toujours en avant, les yeux frémissants comme des boules chaudes, comme un vent rigide et fixe je m'acharnais. On me louait, on me parlait, on parlait constamment. J'étais riche. Riche, riche, riche. Je ne voyais pas d'argent, la maison semblait morte, semblait intacte pour le jugement dernier, je ne sentais rien qu'une faim qui me dévorait et me poussait de l'avant continuellement.
- Assez! dit Grand-mère, assez! Je vous ai assez entendu! Laissez-moi tranquille maintenant.
Suzanne avait encore la lettre dans sa poche, elle la sentait. Françoise demandait à Erly de venir à tout prix. Assis sur le lit, il avait longtemps réfléchi.
- Je devrais peut-être aller la remettre où je l'ai prise, dit Suzanne.
Il releva la tête et la regarda.
- Non, dit-il. Donne-la moi. Il faudra bien que Père explique ce retard, et aussi pourquoi il l'a décachetée.
Elle sembla réticente mais elle la lui remit.
- Moi aussi j'ai hésité avant de te la donner, dit-elle.
- Toi, ce n'est pas la même chose.
- Sait-on pourquoi vous êtes venu ici? demanda Suzanne à Père.
- Vous êtes venu pour me rendre cette lettre, dit Erly.
Et il était debout au-dessus du lit, la lettre à plat sur la couverture grise et père était assis et son visage étonné, presque douloureux, entre ses épaules basses, qui voulait démentir avant que sa voix ne s'élève, rauque et ennuyée :
- Mais non, non, je ne veux pas vous dire celà. Pas pour celà.
Erly le fixait sans bassesse ni violence, avec une rigidité métallique dans les yeux comme si un déclic l'avait immobilisé dans la chambre où la lumière rampante du lustre pâle éclairait le plafond lézardé de vert. Avec, au fond, le lavabo sale où aucun bruit ne parvenait, et les murs tout autour, lézardés également. Père ne regardait pas Erly, il regardait ses mains ou le sol, les yeux fatigués, comme brûlés de l'intérieur. Sur la lettre jaunie une toute petite bête marchait lentement, très lentement, et en l'observant attentivement on pouvait voir remuer ses petites pattes, fines mais robustes, qui faisaient osciller légèrement de droite à gauche la carapace noire et brillante sans qu'elle ne frôlât pour autant le papier froissé.
- Je suis venu pour me faire pardonner, dit-il.
- Ce que vous dites là est une bêtise, dit Erly en fixant ses cheveux. Vous ne devriez pas parler ainsi.
Le ton de sa voix était rude, et il y eut un silence après. et la bête avait disparu de sur la feuille, elle devait marcher sur la couverture ou sous l'enveloppe, mais on ne la voyait plus du tout, elle avait disparu sans un bruit.
- Pourquoi, dit-il tout bas, pourquoi est-ce une bêtise?
Mais il n'osa pas lever les yeux sur Erly, il resta ainsi, les épaules voûtées, les mains appuyées sur le bord du lit sans bouger son corps, mais ses yeux fatigués se mouvaient entre ses paupières lasses qui battaient, légèrement rouges aux extrémités.
- Cette lettre, dit Erly, est très importante pour moi. Savez-vous ce qu'elle contient?
Il leva les yeux, sa main droite trembla et quitta l'appui.
- Non, non! protesta-t-il.
Erly se détourna et fixa le lavabo
- Celà ne fait rien, dit-il, je la reverrai bientôt. Elle va venir, je le sais. Je l'attends.
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