Deuxième Partie (suite) : Joelle
Depuis quelques temps, Sabuni était perturbé. Joelle lui tenait souvent compagnie, dans ses appartements privés. Marc ne la voyait presque plus, et se prenait à désespérer de ne pas pouvoir entrer en contact avec elle pour essayer de lui soutirer quelques secrets sur les activités de celui qu'elle appelait son Fils. Il la savait indifférente à ce qu'il fabriquait, seulement préoccupée de lui plaire afin de fortifier son statut de mère, unique et aimante. Mais le moindre détail, la plus petite indiscrétion auraient pu lui donner matière à faire patienter le président, et le consolider dans son espoir de retrouver Suzy.
L'obsession presque morbide qu'il entretenait au sujet de cette femme venait de son remord de l'avoir abandonnée alors que la destruction ravageait la ville de V***. Que n'eut-il voulu la sauver, l'enlever pour la faire revivre dans un autre monde, alors qu'il s'était contenté de suivre Joelle, qui marchait dans les ruines comme une somnambule, guidée par une mission dont il ne comprenait pas le pourquoi, mais qui exerçait sur lui une sorte de fascination, comme le rêve inachevé d'un créateur qui veut encore sauver les restes d'une ville aux palais engloutis.
Au bout d'une semaine, semble-t-il, Sabuni commença à sortir de cette anxiété menaçante qui avait subitement freiné ses multiples recherches. Non pas qu'il eut cessé de donner régulièrement au président les aperçus de ses travaux, mais il avait le sentiment stérile de se répéter et de ne livrer son quotidien de créations que pour mieux atténuer les ravages que des pressentiments faisaient peser sur lui. Son anxiété était devenue certitude : quelqu'un essayait de pénétrer son cerveau pour atteindre son oeuvre.
Cet excès de clairvoyance eut une conséquence inattendue : Sabuni et Joelle redevinrent de simples humains. L'espace d'une lutte acharnée, ils s'unirent pour trouver un moyen de ciconvenir le parasitage de leur quiétude. Eux qui avaient pris l'habitude de nager dans des sphéres devenues inaccessibles à leur entourage furent bien obligés de redescendre sur terre et d'affronter ce qui leur semblait jusque-là inconcevable : une entité égale, qui voulait devenir supérieure, et les détruire par la même occasion.
Joelle connaissait le danger : elle ne voulait pas que sa mère réapparaisse. Les cauchemars incessants qui l'avaient perturbée à partir du moment où elle avait donné naissance à sa fille allaient revenir si elle n'aidait pas son Fils à affronter le péril qui le menaçait. De son premier mariage, râté, elle ne se souvenait que d'échecs et de trahisons. Un mari incapable de subvenir à leurs besoins, une fille rendue ingrate par le manque de soins et d'affection, un amant qui l'avait abandonnée après avoir profité d'elle, toute une accumulation de désastres qui avait entraîné une hallucination permanente de cette mère chêtive et vicieuse qui la frappait dans son sommeil et n'arrêtait pas de lui répéter "Tu ne vaux rien, tu ne mérites pas le bonheur, tu seras toujours méprisable et tu vieilliras seule".
Peu importe ce que fabriquait son Fils, peu importe les horreurs qu'il pouvait engendrer, peu importe les solutions extrèmes qu'il envisageait de produire, il l'avait idolâtrée au-delà de tout ce qu'elle aurait pu concevoir, annihilant toutes les inquiétudes qui l'avaient poursuivie jusque-là. Elle devait le soutenir, l'aider à reconquérir son statut de Fils unique, car les fantômes ne meurent jamais.
Son amour était sincère, et ce fut certainement grâce à lui que Sabuni commença à entrevoir l'origine des menaces qui pesaient sur lui et son autonomie. Un étranger, un étranger, oui, à la force comparable à la sienne, et qui osait maintenant le défier. Par quelles ramifications, par quels subterfuges, par quelles potions magiques cet adversaire avait-il réussi à se hisser à son niveau, le niveau absolu, la concentration suprème, l'influx énergétique opérationnel?
A partir de ce moment, tous ses projets lui semblèrent dérisoires. Pourquoi continuer à créer si une puissance extérieure pouvait s'introduire et contrecarrer ses plans, les utiliser ou les manipuler à sa guise? Non, il fallait d'abord la repérer, et la détruire. Alors, dans cette exaltation nouvelle, où se mêlaient le doute et l'excitation, il se prenait à évoquer les sortilèges d'autrefois, les jeteurs de sorts et les sorcières, les manipulateurs de l'esprit et les prophètes symboliques et barbares.
Et c'est grâce à cette confusion extrème que Marc put réussir à regagner la confiance de Joelle. Elle ne vit pas en lui un trouble-fête, un maniganceur de complots sordides. Il cerna le problème en bon architecte. Les plans d'un palais pouvaient se substituer aux méandres d'un esprit torturé. Quelques jours plus tard, Sabuni fut convoqué dans le bureau du président. Il fit part de sa découverte : il avait identifié l'intrus. Il devait le combattre avant de continuer ses recherches. Le président, subjugué par tant d'autorité, lui donna carte blanche. Un tel génie dans son entourage lui apparut comme une révélation de son propre rôle dans l'agencement des conflits du monde et des planètes.
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