Deuxième Partie (suite) : Marc
Marc se leva sans faire de bruit. Voilà deux jours maintenant qu'il avait cessé de boire. Il se demandait si ça valait la peine de mener ce combat qui ne servait à rien. Les fantômes continuaient à lui rendre visite. Il s'habilla soigneusement. Il était attendu chez le président. Les plans du palais impérial étaient presque finis. Il n'alla pas dans la chambre de Joelle, il savait que c'était inutile. Il longea la piscine déserte : les petites baigneuses n'étaient pas encore arrivées. Juste au moment où il sortait de sa maison, le chauffeur du président arrivait en voiture. Il le salua, s'installa à l'arrière. En démarrant le chauffeur se retourna et, en riant, lui proposa de se servir à boire pour se donner du courage. Marc sursauta. Depuis quand le président connaissait-il sa dépendance à l'alcool? Qui lui en avait parlé? Certainement pas Joelle, elle se moquait éperdûment de ce qu'il faisait ou de ce qu'il ressentait. Qui d'autre? Les trois baigneuses? Avec leurs sourires hypocrites elles devaient pas mal les espionner, sa femme et lui. Il essaya de se calmer. La rue serpentait des résidences comme la sienne, des maisons impossibles à décrire, tant elles semblaient figées. Et pourtant la ville connaissait de grands moments d'activité, mais à certaines heures seulement. Marc essayait de se distraire en regardant les maisons où habitaient des gens qu'il ne rencontrait jamais. Il voulait rester concentré à tout prix, mais des gouttes de sueur commençaient à imbiber son front. Pourquoi ne se précipitait-il pas sur le bar et ne l'ouvrait-il pas pour se servir un verre d'alcool puisque tout le monde connaissait son degré d'ivrognerie? Il se mit à trembler et faillit demander au chauffeur d'arrêter la voiture. Il était un jouet dans les mains du président. Une fois le palais terminé il serait mis à la porte, chassé, répudié. Il n'avait pas le privilège d'avoir un petit-fils gagné en Sainteté! Il fit un terrible effort pour se reprendre car la maison du président apparaissait.
C'était une petite bâtisse toute simple, avec juste un garde devant la porte, et un petit jardin où la femme du président cultivait quelques roses. Marc descendit de voiture et sortit ses maquettes et ses plans. Le garde le salua et le fit entrer dans le couloir d'attente. "Le président vient tout juste de finir son petit déjeuner. Il va vous recevoir dans quelques instants" dit-il en lui désignant un petit fauteuil en velours côtelé. Marc refusa de s'asseoir, de peur de ne pas pouvoir contrôler le tremblement de ses jambes.
En l'espace de quelques secondes il revit tout ce qu'il avait perdu ou gagné. Très jeune, au sein d'un cabinet d'architectes, il avait convoité la fille du patron. Elle avait dix ans de plus que lui et elle était très belle. Il avait fini par l'épouser, au grand dam de ses collègues qui la trouvaient pédante et inaccessible. Ils avaient acheté une petite maison du côté de R***, et comme il ne gagnait pas encore beaucoup d'argent, c'est son patron qui la leur avait offerte, en cadeau de mariage. Mais il avait dû prendre un studio près de l'endroit où il travaillait, tant les offres affluaient et le travail lui demandait de veiller tard le soir et de ne pas retourner à R***. Sa femme adorait leur petite maison de R***. Elle avait engagé un jardinier et elle ne voulait pas entendre parler de ce studio que son mari avait loué. Pour elle il s'agissait tout simplement d'un endroit où il recevait ses maîtresses, et elle se mit à le détester. Leurs relations se détériorèrent très vite et ils furent obligés de divorcer.
"Le président va vous recevoir" dit le garde en lui désignant la porte ornée d'un lourd rideau de velours vert-olive.
Le président lui serra chaleureusement la main et lui montra la longue table, à côté de son bureau, pour qu'il y dépose ses maquettes et ses plans. Puis il appela son adjoint chargé de la confection des bâtiments. Il ne prenait jamais de décision en premier. Il laissait ses conseillers s'exprimer, et ensuite il tranchait. Marc se sentit rassuré, il connaissait l'adjoint et il savait que même si son travail était critiqué, il serait apprécié à sa juste valeur.
Pendant que les deux hommes discutaient en examinant les plans, le président semblait se parler à lui-même. Aucun son ne sortait de sa bouche, mais ses lèvres remuaient sans arrêt. Il possédait un corps bien proportionné, mais plutôt tassé. Il avait dû être très beau étant jeune, avant que ses cheveux ne tombent brusquement. Il avait des mains fines et élégantes qui plaisaient beraucoup aux femmes quand il pratiquait le piano.
Le conseiller aux bâtiments s'inclina devant Marc. "Nous allons garder toutes vos études, lui dit-il, afin de les examiner plus attentivement, et nous vous tiendrons au courant de notre décision, ainsi que des réserves ou modifications que nous aimerions y voir apportées, si toutefois nous en avons trouvées". Le président approuva et le conseiller se retira.
Marc se sentit complétement rassérené, et c'est d'un ton ferme et décidé qu'il fit face au président "Si vous le permettez.." commença-t-il. "Moi d'abord, lui dit l'autre, et il alla s'asseoir devant son bureau. J'ai une requête à vous adresser". Marc blémit un peu mais resta sûr de lui. "Je vous écoute" dit-il. "Votre femme possède l'un des plus beaux joyaux de ma couronne (il rit aussitôt) si tant est que je possède une couronne! Je veux parler de son petit-fils, le jeune Sabuni qui, semble tout à fait pénétré de sa mission au sein de mon gouvernement. Ne vous y trompez pas, je suis moi-même très croyant, et très sensible aux sollicitations surnaturelles de ce jeune homme. Je le sais surtout très animé d'un profond sentiment de vengeance vis-à-vis de ceux qui ont voulu nous anéantir, et je lui en sais gré, d'autant plus qu'il a contribué, par sa science des armements, à renforcer considérablement le pouvoir de mes armées. Mais...(il hésita). Pardonnez-moi, je le crois dépassé par sa mission". Marc le regarda, incrédule. "Je ne comprends pas" bafouilla-t-il. Le président se leva, alla vers lui en l'enveloppant d'un regard indulgent. "Mon cher ami, dit-il en lui posant la main sur l'épaule, nous autres dirigeants nous sommes parfois la proie de soupçons incontrôlables, de prises de conscience qui nous amènent à douter de tout. J'ai le sentiment que ce garçon prépare en secret d'étranges procédures qui pourraient s'avérer dangereuses pour le pays et pour nous tous. Je le soupçonne de donner une telle importance à sa mission qu'il en arrive à se trouver dans l'impossibilité de freiner son envie de pouvoir, et qu'il ne pourra plus, dans un avenir prochain, être capable de contrôler une série de catastrophes qui lui échapperont totalement. C'est pourquoi je vous charge de le surveiller, le plus discrétement possible bien sûr, et de me rendre compte de tout ce qui pourrait vous paraître suspect, dans son attitude, dans son comportement, mais surtout dans le secret de ses projets, qu'il ne semble confier à personne".
Marc était pétrifié. Le président lui jeta un coup d'oeil rapide "Allons, dit-il, remettez-vous. Je sais que ce jeune homme met quelquefois votre femme dans sa confidence. Rapprochez-vous d'elle s'il le faut, trouvez la ruse pour établir sa confiance. Vous en êtes capable, vous êtes un homme fort séduisant". Il y eut un long silence, pendant lequel le président regagna son fauteuil, où il s'assit en poussant un soupir accablant. "Mais, dit-il, je vous ai coupé la parole, tout à l'heure. Vous aviez une requête à me demander". Marc respira profondément et décida de ne pas faiblir. "Puisque nous en sommes aux confidences, s'écria-t-il, je ne vous demanderai qu'une seule faveur : je voudrais que vous retrouviez cette femme!" et il posa la photo de Suzy devant les yeux du président. Celui-ci resta un instant interloqué, et puis il sourit, d'un sourire malicieux "Une maîtresse sans doute" et, devant la soudaine rougeur de Marc "Ne craignez rien, je ne vous trahirai pas, au contraire. Je trouve absolument charmant ce genre de requête, et je l'approuve entièrement. Je me ferai un plaisir de lancer des recherches pour que nous retrouvions cette charmante amie, et je vous tiendrai au courant". Se levant de nouveau, il lui serra la main. "Nous voilà enchaînés, mon ami. Nos secrets nous fragilisent autant qu'ils nous rendent plus forts!".
Marc monta dans la voiture tandis que la sueur recommençait à imbiber son front. Il se pencha vers le bar et ouvrit rapidement la petite porte. Il se remplit un grand verre d'alcool et le porta à ses lèvres tremblantes. "Vous voyez, dit le chauffeur en rigolant, on retourne toujours auprès de ses maîtresses!".
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