mercredi 31 décembre 2008

Fin d'année (bis)

Un ami m'envoie, sans doute pour me faire rêver en cette période de fêtes, les photos et explications des différents lieux où exercent nos ministres français :
Hôtel de Bourvallais (Justice)
ex Palais Cardinal (Palais Royal - Culture)
Hôtel des Castries (Logement)
Hôtel du Châtelet (Travail)
Hôtel de Brienne (Défense)
Hôtel des Affaires Etrangères
Hôtel Beauvau (Intérieur)
Hôtel de Villeroy (Agriculture) ....
A la vue de ces intérieurs luxueux, de ces jardins resplendissants, je comprends soudain pourquoi des centaines de personnes profitent des "journées du patrimoine" pour visiter ce qui leur semble totalement inaccessible en temps normal.
Restes de royauté, affaires de pouvoir, successions d'intrigues avec personnel obligatoire, chaussures cirées et protocole de circonstance, combien de nouveaux politiques ont rêvé d'occuper ces bureaux? Combien n'y sont restés que quelques mois, les quittant à regret, et combien d'autres s'y sont sentis piégés? C'est le mystère de ces endroits protégés dont les histoires sont gravées dans la cire des parquets et la rigidité des tentures. Mais ceux qui ne peuvent (ou ne veulent pas) s'y engouffrer ont toujours la possibilité de feuilleter, comme moi en ce moment, le livre truffé d'anecdotes de leurs différentes attributions et transformations. C'est un clin d'oeil à l'histoire de France, et c'est très instructif sur les tribulations de nos ministres assoiffés de politique.

mardi 30 décembre 2008

Fin d'année

Trois titres, omniprésents, à la une :
Gaza, Dieudonné, les hôpitaux.
J'ai fait un rêve étrange, ce matin, à 4h30, juste avant de me réveiller. Un rêve étrange et très instructif. Malheureusement, je ne me souviens pas des détails, mais seulement de la fin, qui me concernait plus particulièrement. C'était comme une longue procession. Il y avait plein de gens qui se rendaient quelque part, vers un stade ou un gymnase, pour un réglement définitif, un combat qui ne laisserait personne en vie. Tout le monde était calme, et il s'agissait surtout d'asiatiques. Une fois le combat commencé, à l'arme blanche ou au pistolet, il n'y avait pas d'issue possible, et c'était la mort pour tout le monde. Pour moi aussi. J'assistais au combat, mais je n'y participais pas, et puis les survivants se sont tournés vers moi et ont commencé à me tuer. Je ne souffrais pas, je voyais les autres s'avancer vers moi tout en me tuant. J'étais le dernier. Les autres s'entretuaient et me tuaient. Petit à petit je disparaissais, je mourrais, mais il n'y avait pas de coupure : je me retrouvais en plein soleil dans un chemin (en Touraine?) et je me suis réveillé.
Mourir ainsi, et ressusciter aussitôt, en plein soleil, n'est-ce pas le pied?

samedi 27 décembre 2008

Harold Pinter is dead

Harold Pinter, génie britannique, qui vient de mourir, et qui avait écrit le scénario de certains films de Joseph Losey, faisait une apparition dans l'un d'eux, "Accident" où il interprétait un type quelque peu loufoque que Dirk Bogarde, le "héros" du film, venait consulter sur les conseils d'un de ses amis, professeur comme lui à Oxford (Stanley Baker), afin d'intégrer certains programmes de télévision où Stanley Baker faisait des apparitions lui permettant de parler de "tout" (anatomie, astrologie, philosophie, baratinologie...).
Comme souvent chez Losey, et surtout durant toute cette période des années 60 qui vit l'éclosion de tout un cinéma européen d'une richesse inouie visant à nous faire comprendre que ce que nous disions ou faisions ne correspondait pas forcément à ce que nous pensions intérieurement (L'année dernière à Marienbad, La Notte, L'Heure du Loup...), au lieu de s'intéresser à ce que Bogarde désirerait faire au sein de la télévision, Pinter lui reparle carrément de la fille du recteur du collège d'Oxford, Francesca, avec laquelle Bogarde entretint une liaison, dix ans plus tôt.
Et Bogarde, médusé, qui ne se souvenait même pas de ce flirt de jeune professeur, en profite pour téléphoner à Francesca, à tout hasard, au cas où.... La scène des retrouvailles est courte mais mémorable. D'un chic extraordinaire, d'une émotion classieuse. Il faut dire que Francesca est jouée par Delphine Seyrig, au sommet de sa fascinante beauté. La bourgeoisie, ici, est à son comble : regards caressants, intérieurs soignés, et dialogues décalés. Ils parlent pour ne rien dire, et ce qu'ils disent ne correspond pas à ce que l'on voit sur l'écran. Du grand art, voulu par Pinter, le scénariste, et accepté par Losey, le réalisateur, sorte d'entracte surréaliste dans le film riche en non-dits d'une pourtant banale histoire d'adultère.
Un peu plus tard, après cette rencontre, Bogarde assiste à un match sportif en plein air, dans le cadre de l'université où il enseigne, et il se retrouve aux côtés du recteur, le père de Francesca. Il en profite pour lui dire qu'il a rencontré celle-ci à Londres, et qu'elle l'embrasse. Et le recteur, imperturbable, réplique "Embrassez-la donc pour moi, quand vous la reverrez!". C'est d'un cynisme incomparable, donné à froid comme la lame d'un couteau, c'est du Pinter pur-jus, et c'est magnifique. Récemment, c'est Woody Allen avec Match Point, qui a peut-être retrouvé cet esprit d'un cinéma malin qui nous tend un miroir pour nous interroger sur le reflet menteur que nous essayons d'imposer, quelquefois avec bonheur, aux personnes qui nous entourent.
Thank you, Harold.

mercredi 24 décembre 2008

La Baise en public

Renan Luce et Thomas Dutronc, mines réjouies et guitares virtuoses, se retrouvent sur la scène du Zénith pour chanter une chanson de Brassens dont le refrain entraînant évoque les "95% de femmes qui s'emmerdent en baisant".
A l'heure mondiale où les sexes d'hommes et de femmes s'affichent librement sur les sites et les blogs, il est rafraichissant de voir ces deux jeunes artistes se marrer en chantant ce classique.

La baise est interdite à la télé. Bien sûr, il y a tout un tas de colloques où d'éminents spécialistes nous parlent des bienfaits de la sexualité consentante, du danger du Sida et des élucubrations du coït parleur ("Je te préviens, dit-il, j'aime parler en faisant l'amour!") mais la baise est évoquée à demi-mots, comme ces adolescents qui, lorsqu'on les interroge, pouffent de rire si on leur parle de la masturbation.
Même Bernard Lavilliers, il y a peu, un dimanche midi au journal télé, s'énervait en constatant qu'on n'a plus le droit de rien faire : ni boire, ni fumer, ni se payer une petite ligne de coke sans se retrouver banni de la bonne société moralisatrice et hypocrite. Mais je ne l'ai pas entendu dire "Bientôt, on n'aura plus le droit de baiser!". Pourtant, ce beau mec viril et bien chantant, n'est pas un adepte de la langue de bois.
Des fois, en dehors des humoristes qui en rajoutent à la pelle pour que l'on s'extasie devant leurs mots d'esprit, quelqu'un (quelqu'une, en l'occurrence) lance une petite phrase qui vient rejoindre la candide effronterie de Brassens. A un "Vivement dimanche" la pétulante Victoria Abril, en répondant à Drucker qui lui demandait comment elle se comportait, enfant, avec ses frères et soeurs à propos de la nudité, elle répondit "Il n'y avait que des chattes chez nous!". Un soupçon de fraîcheur dans un monde où certaines élites veulent faire la morale sur la baise, mais n'hésitent pas à plumer sans vergogne de simples épargnants qui n'ont pas toujours le mode d'emploi des transactions boursières.

Dans le très beau film de Joe Wright "Atonement", le mot CON a une importance fondamentale. Mais il ne s'agit pas d'un personnage odieux ou écervelé, mais bel et bien du sexe de la femme aimée. Ce mot, écrit sur papier par le chevalier servant de la belle, provoquera le drame.
Dans un des épisodes de "Sex and the city", le CON de Charlotte faisait l'objet d'un tableau en gros plan, parmi d'autres CONS, qu'un public amateur de belles couleurs venait dévorer des yeux, remplis d'admiration et de gourmandise.
Mais en France? Où est passé le CON? Ce mot est-il trop cru, trop brutal?
Gainsbourg n'est plus là pour en faire une chanson. Dommage. Il nous reste toujours les rimes de Brassens et l'inébranlable ZIZI du génial Perret.

mercredi 17 décembre 2008

Je retournerai à Venise

Dans une pertinente interview accordée à PREMIERE, Vincent Lindon évoque ces amis pour lesquels on s'enflamme pendant quelques années où ils paraissent indispensables, et puis, sans raison apparente, que l'on n'appelle plus, que l'on ne voit plus, que l'on n'embrasse plus. Plus du tout.
Je retournerai à Venise.
Je retournerai sur le lieu de mon crime. J'emménerai ma copine, la seule qui puisse supporter mes carences sexuelles. Je m'engloutirai dans les eaux sales de la lagune pendant qu'elle se laissera bercer par un beau gondolier. Nous retournerons au même restaurant où le patron, blagueur, avait ajouté du piment dans mes pâtes pour réveiller une ardeur qui lui semblait bien vacillante devant une femme si bien parfumée.
Contrairement aux amis dont on se sépare sans connaître le pourquoi du comment, je ne veux pas oublier Venise. On n'oublie pas la découverte d'une ville qui correspond à l'émerveillement de ses rêves d'enfant, où les palais ne sont plus en carton pâte mais en pierre ouvragée et en sculpture de marbre. Alice ne court plus après son lapin frondeur, elle se balade dans les ruelles interminables, éblouie de se trouver perdue de places en places entre des ponts qui se succèdent sans jamais se ressembler.
L'interview de Vincent Lindon me donne un parallèle à la fragilité de nos amitiés et du souvenir que l'on en garde. Jeanne Moreau arrivant dans une ville dépourvue de touristes (Eva) sous l'oeil clinique de la caméra de Joseph Losey et voilà que la bobine de cinéma repart à l'envers. Venise en hiver, Venise en noir et blanc, et Venise étouffée de touristes en ce mois de juillet où je renouerai avec cet impensable désir de faire l'amour à une ville qui ne m'a jamais oublié.

vendredi 12 décembre 2008

Kylie

"Come into my world" chante Kylie Minogue.
Parfums, calendriers, lingeries, CD, DVD, etc. son monde est le reflet du glamour et du show-bizz. Son dernier concert, enregistré à Londres, vient de sortir en DVD. C'est le triomphe de la pyrotechnie. Loin de la spontaneité des premières performances, la star perfectionne un point de non-retour. L'humour est encore perceptible, mais pour combien de temps? Sous le maquillage (superbe) on sent une certaine crispation. Le marketing overdose va-t-il l'emporter sur le music-show?
On connait le trajet de cette courageuse Australienne : les premiers succès, en 1986, à 18 ans, avec le feuilleton "Neighbours" où elle jouait le rôle d'une garagiste (!). Ensuite, un an plus tard, la révélation avec la reprise du tube "Locomotion". Maisons de disques, enregistrements, carrière prometteuse, duo efficace avec Nick Carve, tendances rock et tendances pop, demis-succès, critiques mitigées....
Et puis, en 1999, un nouveau contrat avec Parlophone, un clip avec un short ultra court et ultra sexy, la nouvelle Kylie réapparait, imposant au monde entier son image glamour ultra-sophistiquée mais néanmoins "bonne copine" qui se trémousse en rigolant, et accumule les disques d'or et les récompenses. Opérée d'urgence en 2005 d'un cancer du sein, elle se bat et, guérie, recompose une femme d'affaire omniprésente (parfumerie, exposition de tenues diverses, contrat avec H&M, ouverture de magasin à Shangai, etc...).
Lutte physique, lutte morale pour se maintenir au top, combat permanent dans un monde de fric et de strass, la nouvelle Kylie peut compter sur un public versatile mais fidèle qui doit la rassurer lorsqu'elle se retrouve dans sa chambre d'hôtel, loin de l'énorme (monstrueux) artifice de l'électronique et des éclairs laser.

vendredi 21 novembre 2008

La Mort dans l'âme

Isolde est sur un bâteau.
Elle a quitté l'Irlande pour se rendre en Cornouailles afin d'y épouser le roi Marke, dont elle se moque éperdument. Elle n'a d'yeux que pour Tristan, mais Tristan se dérobe. Autrefois, blessé, il fut sauvé par elle. Et maintenant il la livre à Marke, son oncle. Elle refuse de descendre du bâteau s'il ne vient pas s'expliquer avec elle. Il vient, elle a préparé un breuvage de "réconciliation". Un poison, sans doute, pensent-ils. Réconciliation, oui, mais dans la Mort.
Philtre de Mort ou Philtre d'Amour? Patrice Chéreau, qui a mis en scène l'ouvrage à la Scala l'année dernière, parle tout simplement, dans la notice qui accompagne le DVD, d'un Philtre d'eau plate.......
Richard Peduzzi, lui, le complice de Chéreau pour ce spectacle (et pour bien d'autres) a construit trois décors, qui sont trois prisons : le bâteau (acte I), les murailles du parc royal (acte II), une pièce du château de Karéol (acte III). Lorsqu'à la fin de chaque acte le décor s'ouvrira enfin, ce ne sera pas pour apporter la délivrance, mais bien au contraire pour confirmer la tragédie. A l'acte I, alors que les amants se sont enfin avoué leur amour, on les arrache des bras l'un de l'autre pour les livrer au mariage honni. A l'acte II, après une nuit d'amour, si le parc s'éclaire, c'est pour ouvrir la voie au roi Marke, venu constater son infortune. Et au 3è acte, alors que Tristan meurt de son incurable blessure, la porte s'ouvre pour livrer Isolde, enfin revenue, mais aussi le roi, accompagné d'hommes armés qui vont précipiter le drame.
La Mort est présente partout, dans l'opéra, dans le présumé philtre, dans l'étreinte, dans la blessure. Et Marke, le roi cocu, qui accourt à la fin pour pardonner, n'a rien compris : le philtre n'est pas le coupable de son déshonneur, puisque Tristan et Isolde s'aimaient déjà, et que la coupe qu'ils ont échangée sur le bâteau ne contenait que de l'eau plate.
Les cocus n'ont le beau rôle que dans les comédies. Dans les tragédies ils sont tout juste pathétiques.

lundi 17 novembre 2008

Le Bienvenu

Nous formions toute une bande de copains et de copines, il y avait Claude, Bernard et la Dougoue. Il y avait Christelle et son bar Le Bienvenu, et c'est vraiment là que nous nous sommes éclatés. Bernard débarquait avec sa nouvelle conquête, et nous allions piqueniquer s'il faisait beau, ou on s'enfermait chez l'un ou chez l'autre pour picoler et bouffer n'importe quoi. Et puis comme Bernard finissait toujours par s'engueuler avec sa conquête, pour une histoire de vaisselle sale ou de ménage disjoncté, nous allions chez la Dougoue voir quel marlou enflammait sa perruque et nous bouffions des chips en buvant de drôles d'apéritifs avant de terminer la soirée au Bienvenu, en se réjouissant d'avance d'une quelconque bagarre.
Christelle adorait recevoir des pédés et des gouines, elle en avait fait son menu ordinaire, mais quelquefois des clients entêtés refusaient le spectacle de ces embrassades particulières. Il s'ensuivait de violents coups de gueule où Christelle refusait de céder. Nous étions tous témoins et partenaires. C'était l'occasion rêvée de se faire traiter d'enculés par de petites frappes de quartier, et nous ne voulions pas rater ça. Maintenant que j'y pense, je crois que c'était vraiment le bon temps, mais nous étions jeunes à l'époque. Nous n'avions pas 30 ans. Et voilà pourquoi aujourd'hui tout me semble idéal. Oui, aujourd'hui, ce n'est pas la même chose. D'accord. Je suis entièrement d'accord. Pas de problème, mais je ne veux pas me lamenter comme toutes ces vieilles connes qui disent "Mon Dieu, ce n'est plus comme avant, vous vous rendez compte! Autrefois, nous nous amusions bien mieux que maintenant. Maintenant, il y a tous ces jeunes qui foutent le bordel. Ils ne croient plus en rien!". Non, non, ce n'est pas vrai! Autrefois, nous étions jeunes, et point final. Quand on est jeune, on accepte tout, les nuits blanches et les amours sans lendemains. On accepte la dèche et le fric facile, mais après on s'abêtit, et on se lamente sur le temps qui passe et qui nous fout la gueule à l'envers. Mais on n'accepte pas d'avoir vieilli, alors on s'en prend aux autres, à tous les autres, et surtout aux jeunes. On dit que c'est de leur faute si le monde se fout en l'air, parce qu'ils n'ont plus la foi en rien. Parce que nous, à 15 ans, on avait la foi...Mon oeil! On avait la foi à tirer son coup, c'est sûr, mais certainement pas à combattre la pauvreté ou la dureté de la vie. Ou alors, foutrement, on était le Messie, celui qui ressucite à chaque décennie. Celui qui s'y croit et qui emmerde tout le monde, celui qui veut redresser les damnés de la terre et leur apprendre la providence, la sainte renaissance des coeurs mal-aimés, des oiseaux pourchassés, et des bébés phoques persécutés.
Aujourd'hui, je me souviens de ma jeunesse, je veux dire de mon adolescence, ou encore de ces premières personnes qui m'ont pris dans leurs bras, mais je ne veux pas me ressasser de ces mémorables fornications parce que ce n'est pas vrai que tout est foutu dans le monde, que mon corps et mon âme pourriront après ma mort, même si ça reste pensable. Je veux me souvenir de mes amours passés, je veux que les siècles entiers se souviennent que le bonheur arrive à tout âge, et qu'il n'est pas bon de se lamenter sur le paradis perdu des illusions de sa jeunesse. Je ne veux pas faire écho à ces remarquables prophètes qui tuent l'espoir en enfantant la lamentation des illusoires désillusions. Je refuse l'atavisme des fatalités. Je n'ai pas fait un pacte avec le roi des esprits ou la reine des coches qui fomentent l'actualité au regard des multiples reality-show de la médiatique télévision de mon coeur. Je ne suis pas de tous ces esprits malveillants qui flanchent au premier coup de pétard. Je me construis peu à peu, au fil des années, mon univers de devenir au sein de l'actualité régionale de mes états d'âme. Le fil conducteur de chaque existence subit une direction implacable. La femme-reine sera reine un jour, et l'enfant-dictateur devra bien, au cours de sa vie, assassiner ses meilleurs amis pour parvenir au trône de son irréfutable folie. La répétition de nos agonies -désillusion de nos connaissances- nous oblige à réfléchir sur le sens de nos vies, pauvres petits papillons qui clignotent au regard du monde. Et nous, grandes puissances irréfléchies, nous brassons des milliards de vies passées comme on joue aux fléchettes. Pauvres humains qui croient en leurs dieux infinis parce que l'orgueil est plus fort que la mort qui nous bouffe les ailes.

lundi 10 novembre 2008

La mort de Pierre

Je regardais au-dessus de moi en me disant que, parfois, j'avais la chance d'être en bonne santé. L'autre soir, nous reçûmes Pierre et Andrée à dîner. Pierre avait enduré bien des déboires depuis quelques années. Après son opération de la prostate, il avait dû subir les conséquences d'un cancer du colon. Il disait souvent en plaisantant que personne ne l'ayant jamais sodomisé, cette perspective restait du domaine des fantasmes non réalisables. A 70 ans, je lui trouvais une forme époustouflante, en regard des multiples jérémiades de gens bien portants, hommes et femmes, dont je subissais tous les jours au bureau les interminables dérélictions (déjections). Il faut dire aussi qu'il avait trouvé en Andrée la compagne attentive et prévenante que sa première femme, devenue lesbienne au Maroc, lui avait toujours refusée. Mais Pierre demeurait d'un esprit très lucide. Il disait fréquemment que sa vie avait été "riche et bien remplie". Il se tournait volontiers et sans illusions sur son passé en sachant pertinemment que l'avenir lui était compté, dans les ans et dans les mouvements. Il refusait le fatalisme, même s'il s'avouait vaincu d'avance, particulièrement vulnérable en ce qui demeurait tout de même inébranlable : le vieillissement. J'évoquais récemment la mort, mon suicide manqué, cette fausse noyade aux bords de la Loire (à moins que ce ne fût aux bords du Cher, restons-en là) comme une victoire factice sur le destin, la fatalité, le durcissement de l'esprit face à la mort, toutes ces choses qui, mises bout à bout, ne veulent rien dire mais prises séparément peuvent devenir obsédantes jusqu'à la folie. Resté seul dans son duplex à Montivilliers, Pierre serait devenu la proie des flammes de l'enfer, la jubilation du démon, mais remarquablement pris en charge par une âme-soeur, un puits de vertu, il refaisait surface après chaque attaque, chaque nouvelle prise de risque face à la maladie, le bistouri imperturbable du chirurgien, l'illusion consolante de la table d'opération. Pierre se savait désespérément opérationnel, sa chair avait été prise en charge, il ne risquait plus rien. Comme dans les peintures de Bacon il traînerait ses organes de canapé en lavabo, sans se plaindre parce que "sa vie avait été formidable" et que son amie d'aujourd'hui le comblait de bonheur. Il répétait d'ailleurs tous les jours, comme un leit-motif wagnérien "Andrée, tu es merveilleuse!". Son amour du prochain se confinait désormais à sa partenaire définitivement sanctifiée. Je lui trouvais une allure hors du temps, un feeling extraordinaire, comme si les épreuves, les intempéries de sa destinée l'avaient forcément propulsé hors des limites ordinaires. Les massacres et les procès du temps présent le trouvaient hors d'atteinte, incroyablement confiant et parfaitement indifférent parce que sa chair avait trop souffert, charcutée à droite et à gauche par des mains expertes qui l'avaient obligé à se retirer en lui-même, à s'explorer comme un vivant en sursis, et à voir ses organes à la loupe : mon coeur bat encore chaque matin et il faut que je change la poche qui me sert d'anus. Dans les grands feuilletons à la mode, on attrape un cancer, et on meurt dans des draps immaculés, on ne va pas sortir son anus et le mettre au milieu de la table en disant aux invités "Voyez comme il vit encore! Il respire et il se débat, face à l'échéance prochaine d'un trépas programmé". Dans la problématique d'un au-delà hypothétique, Pierre pouvait se prévaloir d'une assurance : la mort le contemplait avec patience et il frémissait chaque matin d'avoir encore pu lui échapper la veille.

samedi 1 novembre 2008

Le professeur d'anglais a un gros cul

Je me souviens maintenant que j'étais au lycée de Tours et que nous avions un professeur d'anglais qui avait de grosses fesses. A cette époque-là j'allais souvent à Paris pour faire des courses, je veux dire pour aller sur les quais faire les bouquinistes. A cette époque-là il n'y avait pas encore de FNAC et je n'avais pas encore pris l'habitude d'aller dans les grands magasins uniquement pour chaparder. De même, je n'étais pas encore au Havre où je pris, au tout début, la baroque manie de prendre le ferry le vendredi soir pour aller faire mes courses à Londres le samedi matin...
Donc je fréquentais les quais de Paris et je ramenais régulièrement une revue de peinture dont j'ai oublié le nom mais qui avait la particularité d'être écrite en anglais. Je ne l'achetais pas uniquement pour ça, bien entendu, mais surtout pour ses magnifiques reproductions d'Hartung, dont j'étais soudainement devenu fanatique. Et voilà que pour séduire mon professeur d'anglais il me prit l'envie de me faire remarquer. Le jour où il nous donna un devoir à rédiger sur un sujet bâteau, je recopiai purement et simplement des passages entiers d'une des revues consacrée à Hartung. Le jour où le prof nous rendit nos copies, je paniquai à mort. Tout le monde défila devant moi et les notes, commencées à 18/20, se mirent à baisser d'une façon dramatique. Si j'avais voulu me faire remarquer, c'était tout à fait réussi. Le prof me rendit ma copie et j'y lus, en plus de ma note (2/20) une observation qui me sidéra "totalement abscons". C'était la première fois que je voyais écrit un mot parfaitement inconnu. Chez moi, je me précipitai sur le dictionnaire avec le sentiment étrange de m'être fait avoir. Le mot "abscons" signifiait que je n'avais écrit que des conneries.
Je me mis à détester mon prof d'anglais, sa gueule de mâle et son gros cul. Il s'aperçut très vite que je ne l'écoutais plus, que je ne répondais plus à ses questions et il s'en inquiéta. Mes devoirs suivants furent mieux notés, mais il était trop tard : il avait accompli l'irréparable, il était privé de mon amitié. Un après-midi, dans la cour, avant de rentrer en classe, il pavanait, les mains dans les poches de son pantalon. Une copine me fit remarquer "Il ne devrait pas mettre les mains comme ça dans ses poches... celà lui fait des fesses énormes!" - "Ca c'est bien vrai, répliquai-je aussitôt, il a des fesses énormes!".
L'année d'après il ne revint pas, et je le regrettai.

mercredi 22 octobre 2008

L'entêtement

Soeur Emmanuelle est décédée et, au-delà de son message, répété inlassablement "Aimons-nous, aimez-vous les uns les autres" restera l'image d'une femme extrémement têtue, que sa Foi inébranlable maintenait debout, la tête haute, le regard clair.
Elle parlait à Dieu tous les jours et Il lui répondait. Elle voulait être fière de Lui.
Elle a commencé à "travailler" à 60 ans, alors que les autres pensent à leur retraite, et elle a pris le chemin le plus dur, en débutant par le bas, et contrairement à ces milliardaires qui se vantent d'avoir gravi les échelons à la force du poignet jusqu'au sommet du plus haut building, elle s'est maintenue physiquement au ras du sol alors que son âme ne cessait de monter, vers Celui qu'elle a retrouvé avec joie après sa mort.
Elle a dit "Si l'au-delà n'existe pas, alors la vie ne sert à rien". Elle avait raison : la vie ne sert à rien si l'on n'est pas croyant. Elle a cru, ce fut sa Force, et son Pouvoir.

lundi 20 octobre 2008

Un Rêve

Tard dans la nuit, ou peut-être tôt le matin, je fis un rêve étrange. J'étais dans une maison, sans doute celle de Tours, avec mes parents, et il fallait partir. Etions-nous là à la suite d'un décès ou pour la vente de meubles, je ne sais pas. Toujours est-il qu'une fois de plus le fait de repartir avec eux ne me disait rien qui vaille. Nous nous dirigions vers la gare et comme ils marchaient devant moi je fis tout pour les semer. Je me retrouvai dans un endroit étrange, une sorte de ville avec des monuments anciens, un peu comme Rome. Il y avait des quartiers entiers de vieux temples ou églises, et la nuit tombait de plus en plus rapidement. Je n'avais plus de repères. J'avisai un homme qui se trouvait dans une encoignure de porte. Les cheveux bouclés, les yeux maquillés, il portait une tunique et un collant de couleur grise, comme dans le Satyricon de Fellini. Je lui demandai où se trouvait la gare. Il me répondit "Je vais vous y conduire, Mademoiselle". Je répliquai aussitôt "Je ne suis pas une Demoiselle". "Si vous n'êtes pas une Demoiselle, efféminé comme vous êtes, alors vous êtes un pédé". Je lui fis remarquer que lui aussi pouvait passer pour un pédé puisque, malgré sa stature et sa tunique qui moulait un torse musclé, il était maquillé et portait un collant qui soulignait ses fesses. Il se mit à rire et me précéda. Je le suivis, frottant mon avant-bras contre le galbe de ses fesses.
Je n'essayai pas d'analyser mon rêve. Je le rapprochai de celui que j'avais fait avant de partir en vacances : la maison de Tours, mais l'étage au-dessus. Beaucoup de monde dans les chambres. Les volets tirés pour cacher la lumière. Je devais être debout à 4 heures du matin pour partir avec les autres. Je me réveillai sans problème mais j'eus le tort de descendre à l'étage au-dessous alors qu'on me l'avait formellement interdit. J'ouvris la porte de la cuisine et découvris ma mère, avec un jeune garçon. Je fus frappé par le visage de ma mère : celui que j'aurais dans dix ans. Je refermai la porte et montai l'escalier, l'esprit troublé. Tout le monde était parti. Toutes les pièces étaient vides. Un sentiment d'abandon m'accabla. Une fois de plus je me retrouvais en face de mes propres désillusions, un manque de confiance dans mes propres capacités, une suite de rendez-vous manqués par paresse. Je préférais filer le parfait amour avec l'inconnu plutôt que de me lancer dans des perspectives d'avenir fondées sur des bases qui me semblaient précaires. Il fallait sans doute voir là le besoin d'aimer au-delà des normes, la méfiance vis-à-vis d'une famille décevante et l'absolue inefficacité de toute projection future.

lundi 13 octobre 2008

Vacances à Saint-Cyprien

Le chanteur de Depeche Mode n'avait pas pris un poil de graisse en 10 ans d'existence. Peut-être même avait-il encore maigri. Il était maigre comme un coup de bambou. Ces bambous qui retiennent le sable de la plage de Saint-Cyprien. Tous les après-midi un mec faisait son cinéma sur la plage de Saint-Cyprien. Il était beau, avec cette gueule et ce corps des vrais mâles qui ont donné leur vie à l'harmonie de leurs formes et à l'entretien d'une virilité non exempte d'un certain masochisme : souffrir pour que les muscles saillent. Le crane presque rasé mais la tête bronzée, il allait sur le bord du rivage, toujours vêtu d'un slip ou d'un short de couleur différente, et il arpentait, les pieds presque dans l'eau, d'un bout à l'autre, et puis il revenait, se dandinant d'une manière calculée avec le rythme de son baladeur fixé dans ses oreilles en reluquant de temps à autre l'effet qu'il produisait sur les spectateurs plus ou moins consentants qui jetaient sur sa musculature un regard envieux ou compatissant. Je ne le vis jamais nu.
Cette beauté du corps, cette névrose obsessionnelle de l'harmonie des formes hanta très tôt les bases de mon adolescence sans que je fis le moindre effort pour en expérimenter le mode d'emploi. Je béais d'admiration devant une paire de biceps sans jamais éprouver le besoin de soulever le moindre haltère. L'amour fou, au demeurant, représentait une sorte d'acceptation de soi qui signifiait que toute transformation physique ou morale ne pouvait être qu'un signe d'aberration mentale. A 11 ans, délaissé du soutien de ma soeur, je devins brusquement adulte, j'oubliai le théâtre enchanté de l'épicerie de ma grand-mère, et je découvris à mes côtés un frère de 3 ans plus âgé que moi dont j'avais jusqu'à ce jour totalement déféqué l'existence.
Comme mon frère fuyait l'école, baisait et chapardait à droite et à gauche, luttant de toutes ses forces contre une vie sociale qui l'étouffait, je savais pertinemment que cet entracte affectif serait bref et se terminerait mal, mais j'ignorais où et quand se déroulerait la scène finale. En attendant, je me contentais de l'observer et de me conduire d'une façon exactement contraire à ses agissements : je fréquentais assidûment le collège, je refusais la baise et je devenais extrèmement radin.

Le soir tombait sur Collioure lorsque nous sortîmes du Tapas. L'orage se devinait derrière le vieux château des Templiers, couronnant de crêtes sombres tout le sommet de la montagne. Je me sentais à l'aise comme toutes les fois où j'avais bu du bon vin. Le vent soufflait trop fort pour que l'on ne perçut pas dans l'air la certitude d'une dégradation à plus ou moins terme. A travers les vignes, les ruines du château paraissaient à portée de la main, mais Fernand refusa de m'y accompagner. Sur le port un orchestre jouait très faux un pot pourri de musiques populaires où je reconnus Argentina. Quelques tableaux de peintres étaient exposés le long des murs. Les lampions des terrasses des cafés prenaient des teintes plus ardentes face au ciel obscurci. Christine commanda une Aqua-Menthe mais le serveur lui répondit que ce n'était pas la saison. Je le regardai avec curiosité. Il était très beau : des cheveux bruns, un visage très fin, une poitrine velue offerte dans l'ouverture de sa chemise. Une fois le serveur parti, je dis à Christine "Nous sommes le 30 juin. Nous aurions dû venir demain. Je suppose que la saison commence le 1er juillet. Tu aurais eu ton Aqua-Menthe". Nous nous mîmes à rire et lorsqu'il revint nous ne pouvions plus nous empêcher de rigoler. Je lui demandai de nouveau pourquoi il n'avait pas d'Aqua-Menthe alors que le nom figurait sur la carte qu'il nous avait présentée. Il répliqua "Il ne fait pas assez chaud". Christine n'osait même plus le regarder tellement elle rigolait. "Qu'est-ce qu'elle a votre copine? me dit-il. C'est ma tête qui la fait rire?" - "Mais non , pas du tout! m'écriai-je. Elle vous trouve très beau". Christine faillit s'étouffer en buvant le jus d'ananas qui remplaçait son Aqua-Menthe. "Ca alors c'est un peu fort! dit-elle quand il eut disparu. C'est toi qui le trouves beau et tu lui dis que c'est moi! Tu exagères!". Nous en rimes durant tout le parcours du retour. "Tu n'as pas vu comme il était beau?" dis-je à Stephane. "Non, je n'ai pas fait attention". Il conduisait très vite, mais avec cette sûreté des hommes qui ne s'en laissent pas conter. Sans doute parce qu'il était heureux en ménage et qu'il n'avait pas besoin de s'énerver. Stephane conduisait comme Eric. J'avais pris l'habitude des hommes qui conduisent vite et bien. Je ne supportais plus les mauvais conducteurs. A peine dans leurs voitures, je me sentais mal à l'aise et j'avais envie de redescendre. J'admirais l'équilibre de Stephane et je comprenais que Christine se sentit bien avec lui. Il y avait en elle une fêlure qui avait besoin d'être comprise, d'être réparée. Je partageais cette fêlure mais je ne pouvais plus prétendre au réconfort. Le temps passait trop vite pour moi. Je voulais aimer, encore et encore, et provoquer l'amour, pour m'imprégner de sa vitalité. Plus j'aimerais et plus le temps s'arrêterait, et cinq ans après, devant l'émerveillement d'un nouvel amour, je me dirais "Je suis encore baisable".

jeudi 9 octobre 2008

Rappel à l'Ordre

Dans les années 50 mon père avait acheté l'intégrale des symphonies de Beethoven (en 33 tours, bien entendu, et par Karajan, certainement). Le coffret trônait dans le salon. Mais il n'y avait pas de reproductions de Picasso sur les murs. Non. Quand nous nous promenions, ma famille et moi, le week-end, et que mon père regardait les vitrines ou les étalages des peintres du dimanche, lorsqu'il voyait un tableau qui ne lui plaisait pas il disait "C'est du Picasso!".
Bien des années après, lors d'une seule et unique matinée de pluie à Antibes, je me réfugiai au Musée de la ville. Parmi les oeuvres de Picasso (que je ne recherchais pas) il y avait, bien sûr, des peintures, des sculptures, mais aussi des assiettes. Et c'est en voyant ces assiettes que je commençai vraiment à me passionner pour ce génie.
Le plus marrant c'est que je lus dans un magazine, encore plus tard, que J.Luc Godard n'aimait pas du tout les assiettes de Picasso et que pour lui elles étaient toutes à jeter à la poubelle.
Aujourd'hui, alors que la Crise devient de plus en plus évidente, et qu'elle va entraîner un nombre considérable de chômeurs et de déréglements en tous genres, le Grand Palais rend un vibrant hommage à l'artiste, et Paul Newman vient de mourir.
Quel rapport?
Quel rapport entre deux êtres intègres qui vécurent "de" et "pour" leur art, et le basculement de certains spéculateurs avides de s'enrichir aux dépens des autres qui poussèrent le système jusqu'à un point de non-retour qu'il va va bien falloir payer dans les années à venir?
Quel rapport entre l'art de peindre des chefs d'oeuvre ou de jouer dans un film d'Arthur Penn, et celui de foutre le bordel sur la planète entière?
Deux réponses possibles : "The Mackintosh Man" de John Huston (avec Paul Newman) et "Guernica" de Picasso.

vendredi 3 octobre 2008

La Fusion

La MANON de la Staatskapelle de Berlin arrive enfin en DVD. Production de luxe et vision cinématographique de deux amants maudits par leurs enfantillages.
Rôle de prédilection pour le ténor Villazon? Il faillit être prêtre, mais trop bouillant sans doute, trop impétueux pour rester à genoux et lever les yeux vers le Ciel. Rôle qu'il gravera ensuite de nouveau à Barcelone avec Natalie Dessay, dans la même fougue torturée qui reléverait presque d'une psychanalyse à laquelle Rolando ne s'est jamais dérobé.
Mais ici, à Berlin, il a dans ses bras une Netrebko qui n'a plus la candeur des Juliette qu'elle chanta justement avec lui sur d'autres scènes. La voilà Traviata Française, avec pour maladie le goût du luxe, des stars mythiques d'un Hollywood qui la fait rêver mais qu'elle ne connaîtra jamais.
La fusion des deux interprètes est unique, aussi bien charnelle que vocale. Ils sont à peu près du même age (35-36 ans, je crois) et ils ont l'alchimie, le feu sacré, le besoin de se donner, dans des décors et une mise en scène de rêve. Les voir dans le duo de Saint-Sulpice tient du miracle : elle, en robe rouge, essayant de le retenir par sa soutane, c'est le Péché face à la Croix, et quand il succombe, ce n'est pas de joie, c'est de désespoir car il sait déjà que tout est perdu : son visage torturé dans l'amour n'a jamais exprimé autant de doute, autant de renoncement et autant de fatalité. Et dans l'hôtel de Transylvanie (avec un nom pareil on pourrait presque croire que seul l'Orient Express peut vous y mener alors que ce lieu de jeux interdits existait bien à Paris, quai Malaquais) lorsqu'il chantera "Manon, sphynx étonnant" c'est la stupéfaction devant sa propre dépendance qu'il exprimera, tandis que la frivole se donnera en spectacle en proclamant "A nous les amours et les roses, qui sait si nous vivrons demain?".
Oui, parce que DEMAIN n'existe pas, n'a jamais existé, c'est un leurre. La phrase que prononce Manon est terrible : "Qui sait si nous VIVRONS demain". Presque inconsciemment, devant ce public qui admire sa beauté, elle sait que ses jours sont comptés, alors pourquoi ne pas les vivre en sacrifiant l'avenir? Au début elle devait entrer au couvent et la voilà maintenant poussant son amant à jouer aux cartes dans un tripot clandestin. Montesquieu parlait de l'histoire d'un "fripon" et d'une "catin". C'est un peu vrai, mais avec Massenet et les mises en scène modernes, on parierait plutôt sur l'histoire d'un "paumé" et d'une "jouisseuse".

jeudi 2 octobre 2008

Danielle et Laurent (11 et fin)

Les rapports de Laurent et de Danielle s'avérèrent très vite extrémement ambigus. Danielle n'aimait pas suffisamment Laurent pour se laisser embobiner. Comme la plupart des gens du Sud, il avait tendance à exagérer. Mais elle ne considérait pas celà comme un défaut. Elle aussi, de temps en temps, se mettait à broder, mais elle puisait ses sources dans son imagination, et non pas dans la réalité. Laurent, pour sa part, prenait la réalité brute, et la dramatisait. Il lui expliqua son incroyable nervosité. Pendant des années son boulot l'avait angoissé à mort. L'illusion de ne pas être à la hauteur, la hantise de se faire larguer, mais surtout l'orgueil, l'orgueil absolu, celui qui vous isole non seulement de vos collègues, mais aussi du monde entier. Il paniquait en se croyant chargé d'une mission, la mission céleste de sauver l'entreprise. Devenir le Messie redescendu sur terre, il se voulait incorruptible et inoubliable. Il se fit surtout détester, et dans l'incroyable innocence qui le forçait à se croire indispensable, il brûla toutes ses cartouches. Sa vie ne tint qu'à un fil, sa santé se déglingua en un rien de printemps. D'ulcère en ulcère, de hurlement en hurlement à se rouler par terre en maudissant sa foi et son intransigeance. Ne pouvant plus parler, ne pouvant plus crier, il devint sourd et tristement paumé. Solitaire comme jamais, recroquevillé par terre, la bouche ouverte sans émettre un seul son, il fut forcé de céder aux tentations opératoires et se retrouva amputé d'une corde vocale.

Danielle l'écoutait, perdue dans ses pensées. Elle se disait "Chacun porte sa croix, et la croix est obscène" mais elle ne partageait pas sa souffrance, elle l'admettait mais elle n'en vivait pas. Elle prenait un air détaché, compréhensif mais dénué d'émotion. Il parlait pour lui-même, dans le vide émotionnel de ses souffrances passées, physiques et morales. Il racontait un pan de mur de sa vie, une affiche collée à jamais sur son coeur. Il se savait diminué mais il luttait, corps à corps solitaire, avec son revolver dans sa poche de veste, pour se donner une raison de détester quelqu'un. Par amitié, elle se blottit contre lui, la tête un peu penchée, et le seconda comme elle put, lâchement. Elle pouvait se donner sans en perdre la tête, restant distante, attentionnée, attentive et consciente. Tout au fond de lui-même il la sut étrangère, elle ne disait pas les mots qu'il attendait, il en pâtit mais il ne s'avoua pas vaincu. Il pourrait peut-être la reconquérir à jamais, la retaper, en faire son idole. Elle se garda bien de le décourager. Presque seule, dans cette ville étrangère, elle ne pouvait pas s'offrir le luxe d'une nouvelle conquète. Le temps pressait, elle se devait de le garder.

lundi 29 septembre 2008

Danielle et Laurent (10)

Détestant les femmes, Julian préférait la compagnie des hommes : les hommes mariés pour le sexe, les pédérastes pour le bavardage. La première fois qu'il me conduisit à la plage, il s'installa à côté d'un couple de marseillais. Je connaissais bien ces endroits pour les fréquenter de temps en temps : les buissons pour la drague, la plage pour le voyeurisme, et la mer pour le bain. Au bout d'une heure de conversation les deux marseillais m'apparurent comme totalement inconséquents. La primauté du langage des folles s'apparente à une sorte de mondanité creuse entrecoupée de criaillements vulgaires. Les onomatopées ridicules pouvaient être hilarantes dans un certain contexe. A la plage où les corps se livraient à un double combat : je te vois et je me fais voir, ces exclamations de salon se révèlaient incohérentes. L'activité des deux marseillais tenait de la folie suprème : s'asseoir, se lever, reluquer, papoter, s'enduire de crème, se baigner, s'enduire de crème, reluquer, aller draguer, se coucher, se lever, se baigner, s'enduire de crème... Leurs multiples pérégrinations, éprouvantes, me laissaient sur le cul, essoufflé! Je restais coi, la gorge sèche, les yeux brûlés, les tympans épuisés par leurs jérémiades incessantes. Le plus gros, surtout, me révulsait par sa naïveté confondante. Il se tenait debout au-dessus de moi, débitant ses potins en souriant tout en se tartouillant de crème solaire sur toutes les parties de son corps. Ses formes opulentes prenaient l'aspect, au bout de quelques heures, d'un immonde monceau d'huile. Je rongeais mon frein en me disant que demain serait un autre jour, mais cette calvitie intellectuelle me hérissait le poil. J'avais beau me concentrer sur les effets nocifs d'une crème solaire sur une peau trop grasse, je ne parvenais pas à sourire! Mauvais genre, trop de soleil, hypertension, je m'irritais de leur moindre renue-ménage.
Le plus maigre, pourtant, présentait quelques éléments positifs : ironie à fleur de peau, besoins répétés d'aller se satisfaire dans les buissons qui me le rendaient supportable. Mais son copain obèse me foutait le cafard. Le lendemain je fis part de mon irritation à mon ami et je résolus de faire chambre à part : je prétextai la brûlure du sable pour me rapprocher de la mer, m'éloignant par la même occasion de leur compagnie perturbante. Il m'importait peu de passer pour bégueule, mauvais coucheur ou tête de lard, je me refusais à en supporter davantage. Julian vint me voir plusieurs fois, pensant sans doute que je m'ennuyais ou tout simplement pour me rafraîchir de potins venimeux. Avant de partir, toutefois, je me joignis à eux et j'eus l'indulgence d'écouter la dernière aventure du plus gros des invertis, qui me la raconta avec force détails, mimiques et roulements des yeux. "Figure-toi que hier soir, lorsque nous sommes repartis, nous avons rencontré un superbe mâle qui se bronzait à poil assis sur un tronc d'arbre. Un véritable monstre, je te dis pas. La taille de son sexe, je n'ai pas besoin de te faire un dessin. Je me suis approché et je lui ai demandé s'il ne voulait pas que je le soulage un peu, vu qu'il avait certainement un problème de ce côté-là. Une telle monstruosité, je t'assure, mon Dieu, je n'aurais jamais cru que des choses pareilles puissent exister! Eh bien tu me croiras si tu veux, mais il a refusé que je lui vienne en aide!". Je le croyais aisément, vue l'attitude gloutonne et particulièrement obscène dont son visage simulait le désir. "Je crois bien qu'il n'aimait pas les pédés" finit-il par dire. "Je crois plutôt, pensai-je, qu'il ne supportait pas les grosses folles".

jeudi 25 septembre 2008

Danielle et Laurent (9)

J'attendais Julian. Il devait se procurer la voiture d'une voisine et venir me chercher pour aller à Figueras. J'avais l'habitude d'attendre. En tant qu'être incomplet, j'avais attendu toute ma vie. Je pouvais rester des heures entières sans bouger. Il me suffisait pour celà de me concentrer sur un événement précis du passé et je pouvais alors broder toute une série de réflexions qui me dérobaient aux impératifs du temps. Cette particularité me venait des heures passées au lycée de Tours, dans la section Beaux Arts où je bossais comme modèle pour me faire de l'argent de poche, au milieu d'une bande de simili-peintres qui, la plupart du temps, organisaient des concours de péteries pour se distraire de la monotonie des heures de cours.

Au départ, Julian fit attention. Il conduisait toujours d'une façon extravagante, regardant partout à la fois et se confondant en injures dès qu'il voyait une femme au volant. Son vocabulaire, alors, devenait ordurier. Nous roulâmes sans encombre jusqu'à la frontière espagnole. En arrivant à Figueras, je reconnus de loin le musée Dali. Les revues spécialisées dans l'Architecture ou les Beaux Arts le mentionnaient régulièrement mais je ne m'attendais pas au choc physique et sentimental que sa découverte me procura. De cet ouvrage émanait un tel foisonnement d'idées et une telle maîtrise dans leur exploitation que j'en fus sidéré. Stuféfaction, dirais-je. Tout en acceptant mes impressions, je n'arrivais pas à les analyser concrétement. Je tournais autour du bâtiment, avalant ma salive, m'imprégnant des détails, dérouté! Je voulais tout ingurgiter, les oeufs, les femmes à poil, les créneaux rouges, sachant pertinement que, peut-être, je ne reverrais plus jamais ce monument de ma vie. Fantasque, comme un gâteau posé au milieu d'une ville sans éclat, sans originalité, que la présence en ses flans de ce cadeau un peu obscène, tout du moins dérangeant. J'interrogeai les statues, les inscriptions, je me berçai de découvrir d'un seul coup toutes les allusions, toutes les illusions prophétiques, sans dictionnaire, sans mon glossaire surréaliste. L'intérieur, plus encore que l'extérieur, recélait des trésors inestimables. Je subissais l'exploit et en même temps je m'inclinais devant cette rationalisation du non-sens. Je ne trouvais dans ces tableaux, ces sculptures, et l'agencement de ces salles, rien à redire, rien à ajouter, rien à rejeter.
Tout se tenait, jusque dans l'irréalité absolue. Le surréalisme pouvait avoir influencé toute une génération, ses retombées, comme l'inconscient, faisaient désormais partie de la vie quotidienne, influençable et personnelle. Je ne vivais pas en surréaliste. Je vivais en être hanté de pensées pernicieuses, fouettées de temps en temps par des retours obsédants de moralité laborieuse. Je vivais en fin de siècle, partagé entre le désir de mordre et celui de tendre la joue. Chacun pensait ce qu'il voulait dans les formules toutes faites, parfois gratuites, des disciples d'André Breton. Rien, ici, ne me parut jeté au hasard. Rien, ici, d'un automatisme dégénéré. Mais un monde complétement à part, où l'onirisme et la folie se trouvaient digérés d'une façon parfaite. Au fur et à mesure que chaque objet, chaque tableau se complétaient dans le déroulement fascinant de leur mission égoïste, je ressentais l'amour, la connivence de ces deux êtres, Dali et Gala, qui fusionnaient dans ce chef d'oeuvre, ce testament. Ils me disaient "Voilà comment nous avons vécu, à la face du monde" avec orgueil et prétention.

Nous déjeunâmes rapidement dans un bar sans intérêt et nous reprîmes la route. Julian se déchaîna. Il voulait tout me faire voir : les vieilles églises, les monastères, les cloitres qui parsemaient la route. Perdus dans la montagne, comment décrire ce silence qui écrasait les pierres que le soleil faisait éclater? Ces ruines sobres qui paraissaient inaccessibles et qui nous dominaient, au fur et à mesure que nous les abordions, nous renvoyant à notre solitude. Dans un village, il me fit voir la maison où sa grand-mère avait vécu, jusqu'à ce que le plafond de sa chambre lui tombât sur la tête. La maison restait debout, éventrée, à côté d'une maison moderne au balcon ajouré. Julian souriait, se moquant de mon incrédulité. Plus loin, le château, reconverti en casino, nous refusa l'écrin privé de son jardin. Nous continuâmes, inlassables, et l'approche du soir ramenant les touristes, Julian retrouva l'automatisme frénétique de sa mysoginie hargneuse. Pas une femme ne fut épargnée. Il me glissait à l'oreille des insanités nauséeuses qui me faisaient sourire. Les femmes demi-nues, surtout, lui procuraient la plus grande jubilation. "Regarde-moi toutes ces connasses, me dit-il à Port Bou, comment osent-elles se déshabiller devant les hommes? Elles font tellement de cinéma pour se faire remarquer que la plupart de leurs maris se retrouvent pédés sans qu'elles s'en rendent compte!". Je bus de la bière fraîche en écoutant ses psalmodies. Cette haine des femmes, sans doute, remontait loin dans son exhubérance, mais je ne me sentais pas le courage de percer à jour les motivations qui l'animaient. La bière, de toute façon, me poussait plus à l'indulgence qu'à la psychanalyse. Julian ne buvait jamais d'alcool et ne fumait pas. Nous rentrâmes sur Perpignan, à toute vitesse.

lundi 22 septembre 2008

Danielle et Laurent (8)

Deux soirs de suite, Laurent ne vint pas voir Danielle. Elle se perdit en conjectures. Elle ramenait sur le tapis, quelquefois, des sentences éculées mais vivaces dans son souvenir, du genre "la vérité n'est jamais bonne à dire" - "mieux vaut feindre l'indifférence que jouer la passion" - "les ménages à trois ne font jamais bons ménages". Avec véhémence elle refusa de ressasser le cliché bidon de "l'aventure touristique". Rien ne la surprenait dans l'attitude de ce mâle égoïste, mais ce contretemps lui déplaisait. A défaut de l'aimer, Laurent la désirait. Il ne pouvait donc pas l'oublier. Le deuxième soir, ne l'ayant pas croisée dans les endroits publics de la résidence, les Granger vinrent lui rendre visite. Rémy s'installa à sa table, devant la bouteille entamée, et se servit un verre de vin pour accompagner la beuverie de Danielle. Isabelle les fixa d'un air sous-entendu avec un petit sourire ironique tandis que Sonia gambadait dans la pièce. "On te croyait morte" dit-elle. "Laurent n'est pas venu" répliqua Danielle. "Il n'est que 10 h, dit Rémy, il peut encore venir" et il remplit les verres. Sonia se mit à faire sa teigne. Elle voulait rentrer. Rémy parla de leur journée passée à Céret, dans une réserve animalière. "La gosse est crevée, dit-il, on ne va pas traîner". Il se leva et vida son verre. "Tu viendras dîner avec nous demain soir?" demanda Isabelle. Comme elle reculait vers la porte, Laurent entra. Il rit en les voyant. "Toi aussi tu viendras nous rejoindre?" lui dit-elle. "Tu apporteras le vin!" lui lança Danielle en se levant. Elle lui faisait face. Il regarda la bouteille à moitié vide sur la table et fronça les sourcils. "Bon, dit Isabelle, on y va. A bientôt, les petits". Rémy rigolait. Laurent s'assit. Danielle lui versa un verre de vin. Elle voulait le harceler mais il la regardait d'un air triste. "Tu n'es pas venu hier soir" dit-elle. "J'ai braqué deux arabes. Je n'étais pas en état de venir". Elle ne comprenait pas. "Ils ont voulu faucher ma bagnole" dit-il. "Tu n'as pas tiré, j'espère?". Il haussa les épaules "Non, bien sûr, je les ai seulement menacés". Il se leva "Viens, je n'ai pas mangé. On va aller sur le port". Elle aimait les lumières, sur le port, et tous ces bâteaux, un amoncellement de bâteaux. Avec le vent, elle les entendait tinter. Sans ses lunettes, elle voyait la nuit comme un rêve éveillé, suspendue à son bras. "Tu es saoule" dit-il avec dans la voix du reproche. Elle rit en silence. "Ce soir je te ferai l'amour" pensa-t-elle. Ils s'assirent à une table, dans un coin presque sombre. Deux chiens jouaient plus loin, sur un terre-plein en béton flanqué d'une vilaine sirène. Laurent embrassa la serveuse et ils échangèrent quelques mots. "Vous avez les yeux brillants" dit-elle à Danielle. "Elle est saoule" dit Laurent. "Ce n'est pas vrai!" protesta-t-elle.Lorsqu'ils rentrèrent, enlacés, le vent s'était remis à souffler, inclinant les palmiers. Elle l'embrassa devant le vigile qui retenait son chien. Laurent dit bonsoir au vigile et elle se mit à rire. En haut, tandis qu'elle se déshabillait, il lui dit "Je vais rester coucher". Elle le regarda. Elle ne sut pas s'il restait pour elle ou pour ne pas être seul. Il y avait dans sa voix une telle tristesse qu'elle le soupçonna de regretter d'avoir brandi son revolver, l'autre soir. Elle l'enlaça et commença à s'occuper de lui. Il se mit à palper son corps nu et bientôt le désir le submergea. Comme d'habitude elle eut hâte de le voir jouir pour se blottir dans ses bras et rester quelques minutes à le regarder dormir.

jeudi 18 septembre 2008

Danielle et Laurent (7)

Julian venait travailler un mois par an en Normandie. Le mot "travailler" ne convenait pas vraiment au rendu de ses activités, mais il n'avait pas de complexes à venir faire la bonne dans un authentique château appartenant à un couple d'industriels. Depuis notre première rencontre, nous étions devenus amis et je l'avais présenté à Jack, le seul homme qui comptât dans ma vie. Nous organisions ainsi des petites soirées, soit chez moi, soit chez Jack, soit au château, qui nous mettaient en joie et qui nous permettaient de nous défouler avec acharnement. Dans le registre des qualités et des défauts, Julian profilait un nombre incroyable de désagréments : il détestait les femmes en général, et presque tous les hommes en particulier. Je n'avais encore jamais rencontré un homme aussi borné que lui : toutes les femmes sans exception étaient des connasses, et les hommes gros, bedonnants, vieux, binoclards, barbus, moustachus, étaient à foutre à la trappe. Je me demandais comment j'avais pu obtenir grâce à ses yeux. Je ne me résolus d'ailleurs jamais à le questionner sur le pourquoi du comment de notre amitié. Je compris seulement tout de suite que j'éprouvais de l'affection pour lui et que rien ni personne ne pourraient m'empêcher d'accepter ses défauts même si je n'en approuvais pas le centième. Le château dans lequel Julian officiait un mois par an correspondait exactement à l'idée que je me faisais d'un château romantique : le toit se cassait la gueule en morceaux et les champs tout autour servaient de pâturage aux vaches. Mais l'intérieur ne dédaignait pas l'alliance du goût ancien avec les raffinements les plus modernes. La télé et le magnétoscope voisinaient confortablement avec le Louis XV, et l'ordinateur se pavanait sur la cheminée monumentale devant laquelle chaque visiteur se devait de tomber en extase, impérativement. Il faut croire cependant que mes goûts particuliers me portaient volontiers sur l'excentricité absolue puisque Julian me plaisait, malgré l'absolu non sens de ses prises de position, alors que le couple de châtelains, fort honnête au demeurant, ne suscitait que mon indifférence.

mardi 16 septembre 2008

Danielle et Laurent (6)

Lorsque Laurent accueillit Danielle à la gare de Perpignan, elle remarqua un revolver, posé à plat sur la banquette arrière. "C'est pour les arabes, dit-il, en cas d'agression". Elle ne dit rien. Elle pensa qu'il avait ses raisons. Pendant le parcours, elle constata son agressivité, une agressivité vocale et nerveuse. Mais surtout quelque chose de fort, d'implanté en lui. Elle eut la conviction qu'elle voyageait à côté d'un type raciste, mais d'un racisme convaincu de son innocence. Elle n'avait pas affaire au nerveux habituel, celui qui invective les autres automobilistes et engueule les piétons qui traversent hors des clous. Sa nervosité venait d'ailleurs. Pour cette raison, elle le trouva sympathique, comme un complice, un homme qui a souffert et qui conserve en lui une forte dose de violence susceptible de refaire surface lorsque l'occasion se présenterait. Elle ne lui demanda rien mais il lui expliqua que sa soeur s'était faite violer par des arabes et qu'elle n'avait pas obtenu gain de cause en les poursuivant en justice. Danielle pouvait juger un homme en quelques minutes. Elle le jugea potable. De ces hommes qui ont du caractère, de la présence, et pas mal de faiblesses. Lorsqu'il lui posa la main sur la cuisse, au terme du voyage, elle dit "Je vais aller chercher ma clé tout de suite et monter mes bagages dans mon logement. Je n'ai rien à t'offrir mais si tu veux je te paye un pot dans le bistrot qui te plaîra". Il acquiesça en souriant et la fixa de son regard noir qui voulait dire "Je te trouve baisable". Danielle marcha rapidement vers l'accueil. Laurent la suivit calmement. La fille de l'accueil souriait, sympathique. Le bar était désert, ainsi que la piscine. Il était 21h30. Laurent lui saisit ses bagages et l'aida à les monter. Le logement, au 2ème étage, donnait en plein sur la cour. A droite, elle voyait la piscine, et à gauche, le court de tennis. Lorsqu'elle se retourna, Laurent lui faisait face, avec ce sourire du gros mâle qui attend sa récompense. Il avait lancé les bagages sur un des lits jumeaux. Elle se mit contre lui et il l'enlaça. Elle se demanda rapidement s'il la posséderait ce soir, mais elle conclut par la négative. "Allons boire ce pot, dit-elle, j'ai très soif". Il détacha sa bouche de la sienne comme une étiquette que l'on décolle, et ses mains quittèrent des formes qu'il trouvait appréciables.. Ils prirent la voiture pour échouer cent mètres plus loin dans un bar tenu par deux tantes. Laurent les connaissait très bien puisqu'il les embrassa. Danielle trouva ces effusions saugrenues et déplaisantes. Contrariée, elle confirma sa décision de ne pas faire l'amour avec lui ce soir. Elle but une bière en regardant manger toute une famille installée dans la salle de restaurant. Laurent insista pour payer les consommations. Dans la voiture il lui expliqua "Je viens ici tous les week-end. Mon amie habite Saint-Cyprien. Elle se nomme Régine". Danielle sentit la fatigue monter en elle. La fatigue et la bière, le revolver et la chaleur du train, les deux tantes et l'amie de Saint-Cyprien. "Je suis crevée" dit-elle comme il remettait sa main sur sa cuisse. "Demain, dit-il, c'est dimanche. Si tu veux, je t'apporterai les croissants, à 9h". Elle rit, d'un petit rire amer "Les croissants? Mais je n'aurai rien d'autre à t'offrir!" - "Ne t'en fais pas, dit-il, je m'occupe de tout". Elle lui fit au-revoir de la main. Dans sa tête se bousculaient tous les voyages, passés et à venir. Laurent venait d'entrer dans sa vie sur le quai d'une gare. Elle ne savait pas encore s'il lui apporterait le bonheur ou l'erreur. Elle laissa la porte-fenêtre du salon grande ouverte et se mit nue devant le rideau tiré. Elle perçut le bruit d'une fontaine, au centre de la cour. Le grand flot des touristes n'arriverait que la semaine prochaine. Deux gamins s'invectivaient sur le court de tennis. La nuit ne voulait pas tomber. Elle déballa le minimum de bagages. La salle de bain lui plaisait beaucoup, petite et fonctionnelle. Elle rangea ses affaires de toilette et prit une douche, gardant son slip sur elle pour bien l'imprégner de savon. Elle ne regrettait pas de ne pas avoir fait l'amour avec Laurent. Elle voulait qu'il pénètre dans son sommeil et qu'elle repense à lui calmement, en se réveillant. Demain, peut-être, elle n'aurait plus du tout envie de le revoir, ou alors elle l'attendrait avec impatience. Elle aimait cette façon de remettre les gens en question, de repenser à eux dans la solitude, de peser le pour et le contre de leur destinée. Elle se coucha en se disant qu'elle s'habituerait vite à son nouveau lit. Et puis brusquement, elle pensa qu'en la quittant il était parti retrouver son amie Régine. Elle aurait pu l'en empêcher. Elle aurait pu se substituer à elle. Elle réfléchit que la nouveauté qu'elle représentait prendrait le pas sur l'ancienne maîtresse. Elle le voulait. Elle voulait connaître son emprise sur ce nouveau mâle qui la désirait. Elle dormit mal. La fenêtre de la chambre donnait directement sur la rue, derrière la résidence. La circulation, en ce samedi soir, ne s'atténua que vers minuit. Danielle ne voulait plus penser au lendemain, et pourtant elle ne cessait d'y penser. Son sommeil s'en trouva retardé.

La question sexuelle la préoccupait particulièrement. Pourrait-elle trouver suffisamment d'attraits au physique de Laurent pour ne pas paraître empruntée, indifférente? Comme à la veille d'un examen elle essaya de se remémorer tout ce qui pouvait lui paraître excitant à ses yeux : sa taille de rugbyman un peu gras, ses yeux noirs, son sourire à la limite de la tristesse, sa conviction, sa force terrestre. Elle jugea l'examen positif et se fia à son instinct : après tout, les vacances ne faisaient que commencer!

A 8h elle était prête. Elle portait une petite robe claire. Plusieurs fois, elle s'installa sur le balcon, un livre à la main, pour voir les gens aller et venir, mais elle ne lut pas et les touristes lui parurent sans intérêt. Elle se surprit à l'attendre, à regarder sa montre. Elle ne put contrôler sa nervosité. Son livre, un bouquin de Marguerite Duras, la déroutait. Comme toujours, lorsqu'on s'attend au pire, on récolte le meilleur. Il arriva, les bras chargés : du lait, du café, du sucre, du thé, de la confiture et des croissants. Elle trouva ça super, très encourageant. Elle se jeta dans ses bras. "Attention, dit-il en retirant son blouson, mon revolver est dans ma poche".

dimanche 14 septembre 2008

Danielle et Laurent (5)

Dans le train qui me conduisait de Paris à Perpignan, je laissais défiler les gares. Je dus somnoler jusqu'à Limoges car Limoges ne me rappela pas l'origine de ma naissance. Mais lorsque le train s'arrêta en gare de Brive, je reconnus la salle d'attente où j'avais vécu ma première expérience amoureuse. Rien ne semblait changé! La gare continuait de tenir debout malgré la laideur de ses murs. Trente ans après, elle surgissait, comme une vieille carte postale qui s'anime avec la foule de ses figurants. Elle s'enfoncerait ainsi dans le temps, vieille dans sa grisaille. Je jetai les yeux sur le chef de gare pour voir s'il me reconnaîtrait, moi l'enfant perdu qui s'était donné dans sa salle d'attente. Mais les salles d'aujourd'hui ne sont plus ouvertes la nuit. Et le train repartit. Il reprit sa course à travers mon enfance. Et plus il s'enfonçait vers le Sud, plus je reconnaissais cette terre, cette pierre usée et solide qui faisait des maisons des asiles immortels, ces toits de tuiles qui refusaient de céder au soleil et à la sécheresse. Comment pouvais-je me rappeler tout celà? Comment pouvais-je me convaincre que cette terre était mienne alors que je n'y avais jamais habité? Je la sentais en moi, j'y sentais mes racines, ma façon de me taire des heures entières, de m'enraciner dans le sol avec orgueil et prétention, sans tenir compte des avis des autres, dans cette croyance que rien ni jamais ne viendrait me soulever, et que je retomberais, raide, dans la poussière et dans l'Enfer. Dans les souvenirs pêle-mêle qui remontaient en moi, la présence de Sète, tout au long du chemin, me rappelait mes vacances en famille. Et nous devions traverser ce paysage aride pour nous trouver en mer, pour jouir de cette longue plage qui n'en finissait pas de briller comme un écran qu'irisait le soleil. Cette campagne sauvage, brûlée par son silence que le passage du train n'arrivait pas à troubler, résonnait en moi comme un chemin maintes fois parcouru en été, coupée par la profondeur de ses bois et le jaillissement de ses ruisseaux. Je me sentais à peine âgé, comme un écolier étudiant, cloué sur sa banquette dans une école imaginaire, le nez rivé sur la toile ou le film en noir et blanc d'un passé révolu resurgissait, actualisé par les couleurs. Je n'avais pas 11 ans.

Laurent reprocha très vite à Danielle son manque d'enthousiasme dans l'acte sexuel. Elle ne se démonta pas. Elle lui raconta l'histoire invraisemblable mais totalement crédible d'un amant mort dans un accident de voiture qu'elle n'avait jamais oublié. Elle s'en voulut après. L'amant mort en question se portait comme un charme. Mais elle le voulut mort pour attendrir Laurent. Laurent ne chercha pas plus avant, il s'en foutait. L'histoire tenait debout : amant, amour, voiture, accident, regrets éternels. Il s'était dit "Elle pense à quelqu'un d'autre pendant que je la baise". Maintenant il savait "Le mec est mort, mais toujours vivant dans sa tête". Sans doute baisait-il mieux que lui. "Tu n'as pas tort, Hector" pensa Danielle. L'oeil critique qu'il portait sur elle s'émoussa, sans pour autant briller de connivence. Tous les hommes se croient baiseurs infatigables. Il la trouvait morose, perdue dans ses pensées, sujette à des accès de franchise alarmants. Dans les bras l'un de l'autre ils oubliaient ce qui demain les séparerait : le quotidien, l'irréparable.

La première fois que je rencontrai Julian, ce fut au Havre, il y a bien 5 ans de celà. Me rappellerai-je jamais ce qu'il foutait là? Je me souviens très bien qu'il promenait deux chiens. Il avait ce cheveu noir et ces yeux noirs que l'on voit dans le Sud. Un visage un peu brut et une voix chantante. Il possédait cette astuce des gens qui vous épient sans en avoir l'air. Lorsqu'il parlait, sa voix semblait venir d'ailleurs, d'un monde corrompu, d'un bas-fond trivial peuplé de transexuels, voix et chants, prières et onomatopées. Il parlait calmement, mais sa voix accentuait ses paroles comme le débit d'un chant de castrat d'autrefois, la peur des bons bourgeois avides de morale qui fuyaient les propres transgressions de leur rectitude étriquée. Le corps mince et musclé sans une once de graisse, pas un souffle d'alcool, jamais de nicotine, un paradis perdu, voué aux hommes jusqu'à l'éternité. La présence des deux chiens me fascinait. D'habitude, le mec qui promène son chien, pédé ou pas, parade. Faut que le clebs ressemble au mec, qu'il ait la même longueur de poil. Ici, les chiens frisaient la panique. Le plus petit, un basset, traînait la patte, morbide, essoufflé, clinique, à bout d'âge. Le second, hirsute, noir corbeau, filait la frousse par l'ampleur de ses crocs. Julian, mince et frêle malgré la texture musclée de son corps, ne tenait pas de laisse. Le chien noir me fixa, d'un air totalement inintelligent. Il mâchait un gros morceau de bois dans sa gueule béante que ses dents puissantes détruisaient impitoyablement. Le maître du chien cria "Gérard!" et je grimpai d'un cran dans l'irréalité. Pas besoin de drogue, de poudre pour fantasmer : Julian entrait dans ma vie par la porte de l'originalité. Je lui demandai mon chemin, prétexte fallacieux. Je fus frappé par l'accent de sa voix. Le chien Gérard, pour sa part, venait de terminer de mettre en poudre son bout de bois et commençait à s'intéresser à mon poignet qui se promenait innocemment à hauteur de sa gueule.

mercredi 10 septembre 2008

Danielle et Laurent (4)

La plage ressemblait quelquefois à un long banc de sable où des insectes inconnus se tournaient sans parvenir à retrouver leur équilibre. La plage m'attirait par ses corps presque nus qui faisaient tâche sur le sable. Les corps dans l'eau ont un reflet qui les déstabilise. J'enviais la nature d'avoir doté certains corps de bénéfices expressionnistes. J'avais beau me dire "Tout ne dure qu'un temps et les corps s'avachissent" je ne me lassais pas de ces contemplations abusives qui font rêver l'adolescent. Au-delà du désir, de la sexualité anarchiste, il y avait l'émerveillement, l'extase peut-être d'un présent florissant. Tout au fond de la plage, certains corps nus s'affichaient avec une impudeur exotique. Je rêvais de devenir éphèbe pour me détacher de la ligne de fond, celle qui désoriente l'horizon, mouvance infime du sable et de l'eau. La béatitude infinie de ces hanches, d'homme ou de femme, me fascinait.

La vie est une salope et nous sommes les enfants de ses noces maudites avec le firmament. Homme, femme, quelle importance? Je n'ai jamais su comprendre ce que ces deux mots signifiaient. J'ai toujours été à la recherche d'un être unique qui serait l'achèvement d'une complicité. Nous regarderions l'un et l'autre vers l'éternité, et nos qualités et nos défauts se compléteraient à la façon d'un puzzle qui nous rendrait indispensables jusqu'à l'obscénité. L'obscurité de nos désirs et de nos sexes, de nos aventures passagères, l'incroyable autorité des enfants et la duplicité des adultes, le laxisme des fauves et la vente aux enchères de nos illusions corrompues.

Extrait du journal de Danielle - Dimanche 14 août - Le Havre
Il a plu toute la journée. Je me suis endormie par soubresauts, solitaire. Je portais en moi cette espèce d'inertie qui me rappelait mon enfance, les jours où je ne pouvais pas me lever. Trop de pesanteur dans mon esprit troublé. "Que savez-vous de mon enfance?" répliquai-je, juste au moment où l'autre faisait semblant de ne pas me comprendre. Le monde des adultes me paraissait si loin, si hermétique. Pour certains gosses, c'était un refuge, un château-fort qui les abritait des inconvénients de la vie, pour moi c'était une forteresse dont il ne fallait absolument pas franchir le pont-levis sinon toute liberté serait définitivement compromise : liberté d'action, de pensée, liberté de vivre. "Nous portons tous notre croix dans la vie, à un moment ou à un autre, et quelquefois c'est dès l'enfance que nous avons reçu les stigmates de l'autodestruction". J'avais horreur de pénétrer dans une église. Je riais à la messe lorsque l'on m'y entraînait. Je me rappelle très bien la statue de la Vierge dans la chambre de mes parents. Je la regardais toujours avec crainte et avec suspicion. Je redoutais le moment où elle se mettrait à parler et je me méprisais de la supplier de parler. Mon père, qui était athé, écrasait toujours son mégot sur le dessus de sa tête et je me prenais à trembler, horrifiée. Et si elle se vengeait sur moi? Tous les soirs, avant de me coucher, je lui essuyais soigneusement le dessus de la tête et je lui disais "Pardonne-moi si je t'ai offensée mais c'est mon père qui t'a blessée. C'est un imbécile, il ne sait pas ce qu'il fait. Même si je ne crois pas en Dieu, ce dont je ne sais strictement rien, je ne m'amuserai jamais à t'écraser des mégots sur la tête" et je me signais longuement avec au fond de moi un petit ricanement qui m'énervait. Je n'arrivais pas à me débarrasser de cette joie intérieure qui m'empêchait de me frayer un chemin jusqu'à la Grâce. En fin de compte, j'admirais trop mon père pour m'offusquer vraiment de sa brutalité. J'aurais voulu être aussi forte que lui pour me sentir plus proche de la terre que du ciel. Mais lorsque j'étais malade, lorsque je portais dans ma gorge une de ces angines qui me foutaient en l'air, je me tournais alors systématiquement vers la Vierge et je l'implorais "Je croierai en toi si tu me guéris". Cependant, les moments les plus angoissants, ceux qui ramenaient en moi une foi incroyable, se concrétisaient lors des nombreux orages du mois d'août qui éclataient au-dessus de ma chambre. Plus personne ne pouvait réfréner les illuminations qui me saisissaient, les visions frénétiques qui emplissaient mon cerveau. Je priais, à genoux ou couchée, les mains nouées dans une extase quasi diabolique, comptant les secondes qui séparaient les éclairs des coups de tonnerre et murmurant d'incroyables promesses sur le reniement à tous mes péchés. Mais une fois l'orage éloigné, je n'avais plus du tout envie d'entrer dans les ordres.

lundi 8 septembre 2008

Danielle et Laurent (3)

Il y a des moments où je n'arrive pas à comprendre ce qui se passe en moi. Alors je me dis, sans doute pour me consoler "Ne t'en fais pas, tu n'es pas fini". J'ai oublié de vivre comme les autres à force de regarder passer les anges. Tout enfant, j'écoutais parler les autres et quand je leur parlais, je me regardais leur parler. Celà n'allait pas sans quelques fous rires intérieurs. Je me disais "Mais qu'est-ce que tu es en train de raconter?" et je regardais ma gueule, face à mon interlocuteur, et je n'avais pas vraiment l'impression qu'il s'agissait de moi. Je voyais une caricature, quelqu'un qui essayait de séduire ou d'être infect mais certainement pas le garçon que j'étais, qui n'avait pas envie de parler. C'est sans doute pour ça que le langage des animaux m'est devenu beaucoup plus familier que celui des hommes. Lorsque Maya est assise sur mes genoux, elle réagit au dixième de seconde près : à chaque baîllement, grognement, mouvement du bras ou de la main que je fais. De même, elle sait exactement le miaulement, le ronronnement, le coup d'oeil qui me fera céder. Je crois bien que personne ne pourra me faire obéir comme me font obéir un chat ou un chien.

Le soir de la fête de la musique, Laurent emmena Danielle chez Régine. La maison, un peu à l'écart de Saint Cyprien, abritait quatre chiens et un poulailler. Ce soir-là, il y avait pas mal de monde : Roland, le père adoptif de Laurent, le Portugais et sa femme, Régine bien sûr et Christiane, l'amie de son fils, une fausse blonde qui, à force de se décolorer les cheveux, ressemblait à une Marilyn de banlieue. Le repas se terminait, fort heureusement. Danielle ne voulait pas rester. Prétextant la fête de la musique, elle supplia Laurent de retourner en ville. Roland et le Portugais partirent. Ils retournaient à Perpignan. Danielle se souvenait de ces interminables journées passées autour d'une table, en famille, à bouffer, boire et discuter, à éplucher tous les sujets possibles de conversation sans jamais aller à l'essentiel. Elle refusait ce genre de facilité illusoire. Régine et Christiane voulurent les accompagner. Danielle se surprit à trouver de l'amusement dans les yeux de Laurent lorsqu'il fixait Régine. Elle trouva cet amusement totalement déplacé. Régine n'avait rien d'amusant. Elle pouvait quelquefois impressionner par sa façon de parler librement, mais sa franchise s'apparentait plus à des coups de gueule qu'à des réflexions mûrement réfléchies. Pour bien montrer qu'elle n'était pas dupe, elle mit un soin particulier à se préparer : cheveux blonds, chemisier rouge, pantalon noir. Danielle se sentit agacée. Pourquoi cette volonté physique de se faire remarquer à tout prix, de crier "Oui, je suis là, je reste et je vous emmerde!" qui remplissait Laurent de curisosité et d'admiration? Christiane portait une de ces petites robes à fausses manches-fausses bretelles qui faisaient fureur cet été. Elle semblait vivre dans le sillage de sa fausse belle-mère avec d'autant plus d'assurance qu'elle se sentait protégée. "Quel drôle de trio! pensait Danielle. Et qu'est-ce que je fais avec eux?". Laurent lui échappait lorsqu'il posait les yeux sur Régine. Elle ne le possédait plus. Elle en souffrait. La soirée fut insupportable. A Saint Cyprien, le port resplendissait de lumières, même si toutes ces lumières ne provenaient que d'enseignes publicitaires. Les reflets de l'eau, la magie des cafés, les terrasses pleines de monde renvoyaient l'image d'une illusion de bonheur, d'un plaisir physique de l'eau et du ciel en accord avec les passants. Le bruit presque palpable des coques de bâteaux doucements fouettées par la mer remplissait l'air. Danielle croyait sans doute que la nuit ne finirait jamais, qu'elle pourrait se fondre en elle sans y perdre son âme comme lorsqu'elle se mettait à boire pour oublier l'oubli.
Mais Régine vint briser le charme en prétextant que la fête ne se déroulait pas là. Elle voulait aller à la Charrette. La Charrette était un bistrot merdique qui se trouvait à l'autre bout de la plage, sur un parking où s'accouplaient les échangistes et les homosexuels. Danielle sentit la haine monter en elle, la haine et le dégoût. Elle savait qu'elle perdrait Laurent si elle se mettait à gueuler mais elle savait qu'elle ne pourrait s'empêcher de gueuler lorsqu'elle se trouverait dans cet endroit merdique. Elle imaginait déjà l'ambiance : dégueulasse! La plage n'est acceptable, la nuit, que pour s'embrasser et s'aimer, amoureux. Mais elle ne peut qu'être hostile aux amants désunis. Danielle regarda Laurent et se demanda si le moment était déjà venu de rompre avec lui. Elle goûta cet avenir comme une orange amère. Dans la voiture qui les emmenait vers la plage, Laurent lui serrait la main mais il fixait Régine dans le rétroviseur, Régine qui amusait la galerie en racontant l'une de ses sordides histoires avec un de ses clients. Qu'est-ce qu'elle trafiquait déjà? Tenancière? Gérante? Assistante? Le bistrot lamentable, avec ses fausses cahutes tahitiennes, croulait sous la désolation. Deux ou trois désoeuvrés, en attente d'un tirage de coup, et les serveurs qui écoutaient sans doute la retransmission d'un match de foot. Une horreur. Mais Régine continuait son cinéma, imperturbable, inaccessible, dans sa sphère de contentement qui la faisait paraître animée, presque vivante. Laurent fixa Danielle et, pour la première fois de la soirée, s'aperçut enfin qu'elle s'ennuyait. Il lui donna un coup de coude : "Qu'est-ce que tu as? Tu fais la gueule?". Christiane écoutait sa belle-mère, les yeux ailleurs, consentante et soumise. "Tu ne vois pas qu'elle te bouffe, cette femme-là!" dit Daneille. "Quoi? Qu'est-ce que tu as? Qu'est-ce que tu as à ronchonner?". Laurent n'était pas content que Danielle l'interpelle de cette façon. Régine s'en aperçut et cria "Eh bien, qu'est-ce que tu as, tu n'es pas bien avec nous, Danielle? Laisse-toi vivre! Laisse-toi aller!". Danielle n'avait pas envie de faire l'amour avec Laurent, sinon elle lui aurait dit "Viens, allons sur la plage" et il aurait peut-être aimé ça. Mais il y a des moments où l'on a plus envie de tuer que de baiser et Danielle avait envie de tuer Régine. Celà lui montait tout le long du corps, depuis les chevilles, et celà lui vrillait les yeux, la faisait loucher et pâlir. Dans la lumière blâfarde de ce café merdique, elle haïssait la vie, l'amour et l'amitié. Laurent faisait la gueule, vexé que Régine ne fasse rire que lui, Christiane se voyait sans doute à Las Vegas, fausse blonde dans un faux film hollywoodien. Et Régine regarda Danielle et lui cria, dans son regard, dans ses gestes et dans son corps "Tu n'es pas de force à lutter. Et même s'il baise avec toi, il me reviendra dès que tu auras franchi le quai de la gare".

Sans doute est-ce ce soir-là que Laurent prononça la phrase fatidique. Il dit, serrant Danielle dans ses bras "Tu sais ce que Régine dit de nous?". Danielle ne répondit pas. Elle s'attendait au pire. Et il a continué, car la phrase se bousculait en lui et l'amusait beaucoup "Elle dit que nous deux, c'est une aventure touristique".

dimanche 7 septembre 2008

Danielle et Laurent (2)

Le vent s'était mis à souffler très fort, juste comme ils revenaient de Collioure. La tramontane. Elle sévissait depuis une semaine sur Saint Cyprien mais aujourd'hui elle s'accompagnait de tonnerre. Laurent avait décidé qu'il était trop tôt pour aller se coucher et qu'une promenade sur le port s'imposait. Mais la pluie, par rafales, se mit à tomber, balayant les palmiers. Plus question de courir sur le port. Danielle avait l'habitude. Au Havre, les tempêtes étaient fréquentes. Elle ne se précipitait pas sur la digue pour autant, comme les gens qui venaient voir se fracasser les vagues, mais elle aimait l'excitation de l'orage et la peur de mourir foudroyée. Le tonnerre, à Saint Cyprien, n'était pas bien méchant, et les éclairs se baladaient de droite à gauche, comme les essuie-glace d'une bagnole. Laurent la serrait de près en rigolant. Elle ne riait pas, comme un animal pris au piège, entre le chasseur et l'orage. Elle céderait au chasseur, bien entendu, même si la pluie commençait à refroidir son corps. Pourquoi appréhendait-elle tant de rester seule avec lui alors qu'il prenait manifestement du plaisir à lui faire l'amour? Cette nuit, il avait décidé de rester coucher avec elle. Pourquoi cette condescendance? Le vin, peut-être, ou alors ce chatouillement de l'orage, cet esprit machiste qui fait dire au mâle "Elle va avoir peur, toute seule dans le noir, il faut que je reste pour la protéger". Comme ils en avaient marre de baiser et dormir sur des lits jumeaux dont les lattes n'arrêtaient pas de disjoncter à chaque fois qu'ils remuaient un tant soit peu plus que d'habitude, ils jetèrent les lits de côté et installèrent les matelas par terre. Ce fut une nuit ordinaire, ni exotique, ni touristique. Une nuit de vent et de pluie. En tendant l'oreille, ils auraient pu entendre les palmiers se tordre dans la tempête. Danielle crut entendre Laurent ronfler, mais lorsqu'elle lui demanda le lendemain matin s'il avait bien dormi et qu'il lui répondit "Pas très bien" elle fut sceptique car la plupart des gens qui prétendent ne pas dormir la nuit sont ceux qui ronflent le plus pendant que leur partenaire écoute les mouches péter au plafond. Le vin blanc l'avait énervée, les gambas épicées lui étaient restées au travers de la gorge, mais elle se souviendrait longtemps de cette soirée à Collioure, de cette nuit chaude et mouillée, de ce serveur catalan aux cheveux longs, des yeux noirs de Laurent, de son besoin de le sentir sur elle beaucoup plus que de son envie de faire l'amour. Elle ne se décida à se réveiller que lorsque son tout dernier rêve fut de nature à lui procurer un état d'esprit acceptable pour une matinée qui s'annonçait d'une pluviosité exceptionnelle pour la saison.

Le vin lui donnait toujours la force de combattre ses idées noires lorsqu'elles se pointaient à l'horizon. Le vin plus que le whisky ou la vodka, d'ailleurs. Heureusement, elle avait un estomac en béton et elle pouvait boire différents vins d'affilée accompagnés de plats divers sans que son état de santé destabilise l'euphorie que lui procuraient les relents de l'ivresse. Elle n'en appréciait que davantage la grimace de Laurent qui la regardait boire en déclarant "Je n'aime pas les alcooliques" ou encore "Attention! Si tu es alcoolique, je te laisse tomber". Pourquoi débitait-il de telles âneries alors qu'un soir où ils rentraient justement de chez Régine, Danielle était tellement ivre qu'elle avait ôté ses vétements dans la rue et que Laurent la tenait contre lui et l'embrassait, très excité, au point qu'elle faillit se faire bouffer par le chien d'un vigile et que les allemands extasiés les applaudissaient du haut de leur balcon.

Au château des Rois Maures, à Perpignan, se trouvait un gitan qui chantait en s'accompagnant à la guitare. Etalé sur les pierres de l'entrée, il laissait sa voix résonner sous l'ampleur de la voûte. Son visage était large, son torse épais sur un ventre obèse, ses cheveux gris éparpillés et ses yeux, comme des trous clairs et perçants sous des paupières couleur de cendres, comme le maquillage d'une femme bourrée. Je l'écoutais, regardant les pieds polis d'une madone et quand il eut fini, je lui donnai une pièce. Il me réclama un billet. Même si j'avais eu un billet, je ne le lui aurais pas donné mais il chantait si bien que je lui donnai une seconde pièce. Il se plaignit alors de l'indifférence des touristes qui ne l'écoutaient pas, ne faisaient pas attention à lui. J'étais d'accord avec ce qu'il disait et longtemps après, en remontant les marches vers les jardins du palais, j'entendis résonner son chant barbare.

Journal de Danielle : dimanche 26 juin
Aujourd'hui dimanche, il a plu toute la journée. J'ai dormi et j'ai bouquiné. Je ne pouvais rien faire d'autre puisque je n'ai ni disques, ni télé, ni magnétoscope. J'ai voulu visionner le petit film que j'avais fait la veille sur Collioure, et j'ai vu défiler un flou artistique sur mon écran de contrôle. Que s'était-il passé? Pourtant, en filmant, je n'avais rien senti de suspect. Peut-être avais-je eu le tort, cependant, en fin de parcours, de confier le caméscope à Laurent pour qu'il me filme devant le château des Templiers. Comme il ne savait pas s'en servir, il est possible qu'il ait appuyé par mégarde sur un bouton d'effacement, ou quelque chose d'autre. Je ne peux pas lui en vouloir mais je ne sais pas si nous retournerons à Collioure cette semaine. Je voulais que nous montions à pied jusqu'au château, à travers les vignes, mais il ne s'en sentait pas le courage. Je lui ai dit "Tu bouffes trop et tu ne fais pas d'exercice". L'autre jour, j'ai dit à Isabelle "Laurent n'a que 38 ans. Il bouffe trop et il ne pratique aucun sport. Dans 5 ans, il sera obèse".

samedi 6 septembre 2008

Danielle et Laurent (1)

Ce n'est que lorsqu'ils furent assis en face l'un de l'autre, dans ce Tapas de Collioure où ils venaient pour la 2ème fois que Danielle put enfin dire à Laurent ce qu'elle pensait de la semaine qu'ils venaient de passer ensemble. "Celà fait 7 jours que tu m'emmènes régulièrement tous les soirs chez ton amie Régine. Je n'éprouve aucune sympathie pour elle et elle n'éprouve aucune sympathie pour moi". Laurent se mit à rire. Ses yeux noirs, ses cheveux noirs. Encore à l'instant, alors qu'ils s'étaient installés à 19h pour pouvoir traîner librement dans les rues de Collioure après le dîner, il lui avait dit "Si tu veux, lorsque nous serons sortis de table, tu pourras aller boire un verre de vodka chez Régine". Danielle frissonna de froid, de dégoût, de vin blanc. Le serveur catalan aux cheveux longs et soyeux plaisantait avec ses clients habituels. Danielle sentit la colère monter en elle. Elle savait qu'elle ne pourrait pas se contrôler. La colère allait monter et la submerger. Elle regardait Laurent, ses yeux noirs, ses cheveux noirs, et elle savait que dans quelques secondes elle lui dirait ses quatre vérités. Elle ne pourrait pas s'en empêcher. Et lui, il n'aimerait pas ça et il la quitterait. Dans un mois, dans un an, dans quinze jours. "Ma parole, tu vis à la colle avec elle. Pour une fois que nous sommes seuls tous les deux, tu ne peux pas t'empêcher de penser à elle". Danielle se souvint que la première fois où Laurent l'avait emmenée chez Régine, elle n'avait senti aucun courant passer entre elles. Ce fut malvenu et mal compris. "Je vais être obligée de la subir". Elle réclama un verre de vodka pour la contrer. "Si elle n'a pas de vodka, j'aurai trouvé une bonne raison de la haïr". Régine avait de la vodka. Elle servit deux verres de vodka à Danielle. Mais elles n'en devinrent pas amies pour autant.

Laurent la regarda de ses yeux noirs, la tête un peu penchée, dans le brouhaha de la petite salle qui se remplissait rapidement. Le propriétaire avait apposé une pancarte devant la porte de son restaurant "Prière de ne pas faire de bruit après minuit". "Je crois bien, lui dit Laurent, que tu me fais une crise de jalousie, et ce n'est pas pour me déplaire". Il souriait gentiment avec un petit air entendu, en dodelinant de la tête, les épaules un peu rentrées. Jalousie. Danielle rigolait intérieurement tout en maintenant élevé son verre de vin blanc jusqu'au niveau de son regard. Le regard sombre et moqueur de Laurent venait se heurter à la ligne fluide, à la fois trouble et transparente, du verre de vin qui le séparait des yeux verts de Danielle. Des yeux que les effluves de vin blanc, mêlées à une myopie naturelle, rendaient particulièrement attirants.

Je revois très bien la figure de Régine. C'était une figure de lune, à la façon de Meliès, une lune en carton pâte, boursouflée, une lune de pocharde au sourire mince, sans lèvres, aux yeux bouffis, bouffés par la chair trouble d'une graisse malsaine. Comme toutes les fausses blondes elle se décolorait à mort, entraînant dans son sillage la petite amie de son fils qui, pour paraître plus pâle encore, s'habillait de blanc comme les stars d'un Hollywood périmé, les Jean Harlow de l'avant guerre. Que pouvait-elle bien redouter? L'amour des hommes? La séduction d'une femme? Elle semblait vulgaire et cynique mais, sous ses dehors autoritaires, se cachait sans doute quelque blessure secrète que je n'eus, je l'assure, jamais envie d'élucider. De même que je ne me serais jamais permis de lancer à Laurent, d'un air faussement amusé "Est-ce que tu aimes Tennessee Williams?". Il m'aurait regardé d'un air un peu vexé avant de s'éclaircir la gorge pour me rétorquer "Qui c'est celui-là?". J'avais emporté, pour lire dans le train, "Les mémoires d'un nomade" de Paul Bowles. C'était un livre insignifiant. A la longue, tout le monde ressemblait à tout le monde, dans une indifférence générale, et chaque petit coup de pinceau excentrique se révélait d'une incomparable banalité. Pas un instant Bowles ne donnait la clé du problème et se gardait bien de préciser ses sentiments. Il voyageait, un point c'est tout. Mais personne n'était obligé d'embarquer avec lui. Pour ma part, je ne bougeais pas du quai de départ.

(à suivre)

jeudi 4 septembre 2008

Le Désert rouge

Giuliana (Monica Vitti) est restée traumatisée à la suite d'un accident de voiture. Elle traîne avec elle une déprime récurrente que l'environnement, dans lequel elle vit, ne fait que maintenir, voire accentuer. Son mari est industriel. Il travaille dans la zone pétrolière de Ravenne, en Italie du Nord. Les fumées des usines, les décharges des navires, la pollution des rivières sont le lot quotidien de son univers. Lorsqu'elle se promène, avec son jeune fils, ce n'est que pour parcourir des zones où le vert du paysage se mélange à la rouille et aux émanations des gaz toxiques. De la ville elle-même on ne verra que peu de choses, et surtout une rue vide où Giuliana voudrait ouvrir une boutique, pour s'occuper l'esprit et vendre des objets...mais quels objets? de la poterie? de la céramique? Elle avoue ne rien y connaître.
C'est alors qu'elle fait la connaissance de Corrado (Richard Harris), venu recruter des ouvriers pour une usine en Patagonie. Le premier regard que pose cet homme sur elle est révélateur : il la désire. Elle lui avouera que si son mari avait posé sur elle ce même regard, elle aurait pu se confier à lui après son accident. Mais c'est déjà trop tard, elle sait que Corrado ne restera pas. Il n'en a pas envie, il va de ville en ville, de pays en pays. Avec des amis, ils se retrouveront tous dans une cabane, sur le port, pour quelques instants de batifolage où les corps se mêleront sans se dévêtir, rapprochement presque mondain dans un univers quasi morbide où l'une des femmes avouera qu'elle a rompu avec son dernier amant parce qu'il gagnait moins d'argent qu'elle. Cynisme bourgeois dans un décor décadent de planches cassées et de poële usagé.
Giuliana ne peut surmonter ses angoisses. Elle a peur de tout : la puanteur des fumées d'usine, l'apparition des bâteaux dans le brouillard, la laideur du paysage... Vers la fin du film, lorsque son mari se sera absenté pour quelques jours, et que son fils fera semblant d'être paralysé des jambes pour attirer son attention, elle se réfugiera dans un conte idyllique : elle lui racontera la vision d'une plage de sable fin, entourée de rochers aux courbes reposantes, et d'une mer limpide où vont et viennent de jolis bâteaux et où se baigne une jolie jeune fille alors que retentit le chant mélodieux d'une invisible sirène. Découvrant alors que son fils n'est pas malade, elle ira se réfugier dans les bras de Corrado, dans sa chambre d'hôtel, mais cet épisode érotique ne sera qu'une illusion "Tu ne m'as pas aidée" lui dira-t-elle en le quittant.
Dans un décor sali par l'usure, près d'un bâteau russe à la passerelle rouillée, elle rendra compte de ses états d'âme à un marin incapable de traduire son langage.
Aujourd'hui, si l'on maîtrise mieux la pollution, si l'on se soucie plus de l'écologie et de l'environnement, les dangers se sont déplacés vers d'autres traumatismes : inondations, tornades, apparition de nouveaux cancers, fuites radioactives. Plus de quarante ans après (le film d'Antonioni date de 1964) Giuliana n'est pas la seule à se sentir perdue au milieu de ce désordre universel.

mercredi 3 septembre 2008

Tokyo - 20.09.76

C'est une histoire simple, une histoire de drames et de joies, comme il s'en passe aussi bien dans la vie que sur scène. A Tokyo, ce soir-là, Montserrat Caballé vient de chanter son premier air de l'opéra "Adrienne Lecouvreur", elle est célèbre avec, déjà, 20 ans de carrière derrière elle (La Bohème, à Bâle, en 1956). Très applaudie, elle attend la venue de Maurice de Saxe, dont elle est amoureuse. Le voilà! C'est le ténor catalan José Carreras. Il a 30 ans, il est jeune, il est beau. C'est Caballé qui l'a fait connaître, au Liceu de Barcelone, où il a chanté le petit rôle de Flavio, alors qu'elle interprétait La Norma. Ils se connaissent, elle est un peu sa grande soeur, et là, dans les bras l'un de l'autre, ils jouent les amants passionnés. Elle, avec sa maturité épanouie, et lui avec sa fougue encore juvénile.
Un peu plus de 10 ans après, en 1987, les médecins diagnostiqueront chez le ténor une leucémie aigue. Pendant plus d'un an il combattra la maladie. Après sa guérison il créa sa Fondation Internationale contre la Leucémie et, le 8 août 1988 il organisa un concert mémorable, dans les arènes de Vérone, avec les plus grands chanteurs et chanteuses de l'époque (dont, bien sûr La Caballé). Il apparut alors, aminci, souriant, avec ce regard fier des matadors qui ont connu l'enfer et qui veulent désormais mettre tous leurs talents au service d'une noble cause.
La suite, on la connaît, avec le fameux concert des trois ténors, à Rome, en 1990, et ses millions de télespectateurs. Aujourd'hui, alors que Montserrat Caballé a pris sa retraite, José Carreras chante toujours, parce que la musique est dans sa vie, et que sa vie lui est d'autant plus précieuse qu'il a failli la perdre, 20 ans plus tôt...

lundi 1 septembre 2008

La Rentrée

Voilà, elle est là, de nouveau : bruissante... La Rentrée.
Hier, dimanche, un ami me montre une photo. C'est un départ, dans le bureau d'une étude notariale. Il y a là une quinzaine de personnes, avec une majorité féminine. Il y a celui qui part, la cinquantaine, grand et mince, poivre et sel, et le petit jeune, craquant, souriant et rigolo, qui vient d'arriver. Ils ont tous des diplômes, ils sont tous compétents dans leur boulot.
Tous ces gens, ils se cotoient, 5 jours sur 7, ils se parlent, ils communiquent entre eux. Ils travaillent, sous l'autorité de notaires-associés.
J'ai demandé à mon ami s'il les connaissait vraiment? Il les connaît par bribes : les enfants de celle-ci, qui sont très durs; les problèmes de santé de cette autre, qui est souvent en arrêt de maladie... Le Quotidien, la Vie. On voit ça à la télé, en plus "copieux" parce qu'il faut tenir dans le raccourci du mélo, pour tenir en haleine. Il y a aussi les feuilletons, ceux qui durent par deux ou trois épisodes d'une heure et demie, parce que chacun de nous vit une feuilleton personnel, mais à la télé c'est du pur-jus-de-pomme, alors que dans la vie, la Vraie, ça s'étale jusqu'à la mort.
Des fois, on se souvient de tout, et puis des fois on a des pertes de mémoire. On se doute qu'on n'a qu'une vie, alors on ne veut pas la perdre, mais souvent on n'arrive pas à la contôler. A la télé, c'est plus facile, on regarde les autres s'agiter, ils sont payés pour ça. Au bureau, on doit rester dans le cadre, on n'a pas le droit de s'égarer, on doit se tenir bien droit sur sa chaise. Des fois, y en a un qui s'en va, et il y en une qui arrive, alors on se rassemble, dans une pièce, on boit un coup, on raconte des bêtises, et on prend des photos.
Dimanche, c'était la photo de l'étude notariale où travaille mon ami. Aujourd'hui, y a pas photo : c'est la rentrée. NA.

samedi 30 août 2008

Lady Macbeth

On connaît le Macbeth de Shakespeare, et l'opéra de Verdi qui en découla. On connaît moins la Lady Macbeth de Chostakovich. Pourtant, les déboires qui suivirent sa création méritent amplement le détour.
Créée à Léningrad le 22.01.1934, puis à Moscou, elle connut un succès éclatant jusqu'à ce que, en 1936, Staline se décida à l'aller voir. Très fortement choqué par les excès "hystériques" de l'héroïne et de la musique, il fit pression pour que le Parti Communiste en prononce l'interdiction.
Ce ne fut qu'en 1963 qu'elle réapparut, sous un nouveau nom "Katerina Ismailova" et un remaniement, effectué par Chostakovich lui-même, afin de la rendre moins agressive.
Cependant, Staline n'étant plus là, Rostropovich, qui était parti de Russie avec sa femme et avec le manuscrit original, put l'enregistrer à l'étranger d'une façon définitive et éclatante avec Galina Vishnevskaya, Nicolai Gedda et l'orchestre philharmonique de Londres.
C'est cet enregistrement que Petr Weigl mit en images en 1992, dans une version cinématographique dont la violence sexuelle est à la limite de la pornographie. Les deux acteurs (Markéta Hrubeÿova et Michal Dlouhy) qui doublent les voix des interprètes possèdent des physiques qui laisse le couple Pitt-Jolie à l'horizon de la fadeur. Il y a notamment une scène où une des servantes se fait agresser par une dizaine de mâles (dont le jeune héros), nus et en chaleur, qui mériterait aujourd'hui l'interdiction aux moins de 16 ans...
Lady Macbeth de Mzensk est donc, désormais, largement réhabilitée, et ce n'est que justice.

jeudi 28 août 2008

Nicolas et Dmitri

Je me souviens de leur rencontre, il y a quelques jours, à Moscou : le président Sarkozy, un peu coincé, un rictus sur le visage, s'avançant vers le président Medvedev, pour essayer de régler le problème de la Georgie. Medvedev, lui, s'avance en bombant le torse, un sourire conquérant sur son jeune visage. C'est cette façon de "bomber le torse" qui m'avait frappée.
En relisant la courte mais déjà prometteuse biographie de Dmitri, j'ai compris pourquoi il arborait cette presque "insolente" attitude : il avait été, dans un passé récent, champion d'haltérophilie.
Il y a toujours une explication dans l'attitude des gens. Poutine s'était fait photographier torse nu, et les femmes russes étaient fières de leur président. Maintenant qu'il a laissé la place à son copain Medvedev, il peut se réjouir des nouveaux succès de celui-ci qui vient de reconnaître les régions séparatistes d'Ossétie du sud et d'Abkhasie.
De son côté, Sarkozy tape sur la table et crie "Ce n'est pas acceptable!". Mais il a toujours ce rictus sur le visage alors que Medvedev, lui, sourit en l'écoutant, et bombe le torse.

mercredi 27 août 2008

Concubines

SongLian, 19 ans, doit se résoudre à se marier. Elle a le choix entre un homme pauvre, et elle sera sa femme, ou un homme riche, et elle ne sera que l'une de ses concubines. Elle choisit un homme riche, et devient sa "quatrième épouse".
Celà ne se passe pas en France où la polygamie est, légalement, interdite, mais en Chine, dans les années 20.
Dans l'immense demeure du Maître, faite de plusieurs bâtiments reliés par des cours intérieures, SongLian doit, non seulement affronter les trois autres épouses, mais aussi ses propres démons. Le film (magnifique) de Zhang Yimou, est un labyrinthe intérieur, un réseau spirituel où l'héroïne se déplace de case en case pour expérimenter sa propre résistance face à l'ennemi. La première épouse, la plus vieille, est la garante des rites ancestraux. La seconde est la bourgeoise type : gentille en apparence mais terriblement hypocrite. La troisième représente une certaine forme de modernité : ancienne cantatrice, elle a une liaison secrète avec le jeune médecin qui fréquente la maisonnée.
SongLian comprend très vite que, sans intrigues, elle ne pourra pas garder longtemps les faveurs du Maître. Elle accaparera son attention et sa présence en faisant croire qu'elle est enceinte. Fou de joie, l'époux restera donc auprès d'elle, au grand dam des trois autres. Jusqu'à ce que la propre servante de SongLian ne découvre le pot-aux-roses et n'aille en informer la seconde épouse.
Pour la jeune femme, ce sera désormais le déclin : les lampes, qui s'allumaient devant les portes de l'épouse choisie le soir pour le plaisir du Maître, seront à jamais masquées de noir devant la sienne. Folle de rage, elle se vengera sur sa servante qui en mourra de chagrin et, le jour de ses 20 ans, ayant abusé du vin, elle accusera publiquement la troisième épouse d'adultère. La réaction sera violente, puisque cette dernière sera pendue dans une des pièces de l'immense bâtisse, tout en haut des remparts.
Se rendant compte de ses actes, SongLian sombrera dans la folie alors que la cinquième épouse fera son apparition.
Ce drame oppressant, extraordinairement bien agencé, fait penser à l'histoire de Barbe-Bleue : la nouvelle élue ouvre toutes les portes et se heurte à la dernière, où sont enfermés les fantômes du passé. SongLian, en refusant de se soumettre, connaîtra très vite (en une année, exactement) les limites de sa propre résistance mentale face aux multiples dangers d'un univers qui, jusque-là, lui était étranger.